3. 1. 4. Les chrétiens autochtones face au Lukoshi

Pour comprendre la réaction des chrétiens vis-à-vis du lukoshi, il convient de replacer ce mouvement dans le contexte religieux des Ding orientaux. Nous avons indiqué que les croyances religieuses de ces populations s’articulaient essentiellement autour de l’existence d’un monde de nuit qui agit quotidiennement aussi bien sur l’histoire individuelle que sur l’histoire communautaire. Ce monde nocturne serait peuplé de génies bienfaisants ou malfaisants qui pouvaient être apprivoisés et utilisés par des maîtres initiés selon leur gré ; d'ancêtres qui influençaient la vie des vivants et qui se réincarnaient par les naissances. La sorcellerie restait une pièce maîtresse de l'architecture religieuse de ce peuple. Pour les Ding orientaux, la sorcellerie était la matérialisation du mal absolu qu’il fallait combattre par la divination, l’ordalie, les charmes collectifs et individuels. Ce peuple croyait aussi à l'existence d’une « bonne vie » à laquelle on aspirait individuellement ou collectivement et qu’on pouvait acquérir en utilisant la magie blanche et les charmes positifs.

Ces croyances faisaient partie du patrimoine culturel et historique de chaque village. Chaque individu qui naissait et grandissait dans ce milieu les adoptait et les portait comme une partie de son « identité culturelle ».

Le chrétien, après trois ou quatre ans à la Mission, restait fille ou fils de son village et quand il y retournait, il baignait dans l’ambiance de ces croyances. La « grâce du baptême » n’effaçait pas automatiquement ce fonds culturel qui avait marqué le nouveau converti depuis sa jeunesse. Les missionnaires eux-mêmes étaient conscients de cette difficulté et c’est pour cette raison qu’ils ont imaginé la constitution des « mavula » ou villages chrétiens. Un administrateur territorial définit, non sans ironie, les « mavula » comme « des villages composés d’indigènes convertis à la religion catholique, ou entrain de se convertir. Ils s’installent parfois à des centaines de mètres du village du chef et mènent une vie contemplative. Tous les administrateurs, commerçants et industriels sont d’accord à déclarer que ces gens sont perdus pour le travail manuel. Ces villages nuisent à l’autorité du chef et jettent des germes de dissolution dans les communautés indigènes » 1 .

Les missionnaires Jésuites pensaient que, dans ces hameaux, leurs chrétiens vivraient en sécurité, soustraits des « dérives du paganisme et de sa cohorte de superstitions » 2 . Hélas ! à l’épreuve de la réalité, cette façon de penser s’avérera tout à fait erronée. Les chrétiens, dans leurs « mavula », vivaient, bien sûr, entre eux, mais ils gardaient des liens suivis avec la masse païenne de leur village qui était d’ailleurs proche. Même ceux que les Pères retenaient à la Mission (catéchiste-instituteur, cuisinier, travailleurs, etc.) n'y restaient pas reclus comme dans une vie monacale. Ils retournaient continuellement au village pour le décès d’un parent, pour une palabre ou une cérémonie de mariage traditionnelle. Tous les chrétiens continuaient à appartenir chacun à son réseau familial et clanique. Ils entretenaient les différentes alliances nées des mariages et des pactes.

Sur le plan économique, les locataires des « mavula », loin du regard des missionnaires, fréquentaient les mêmes forêts, les mêmes cours d’eaux et les mêmes marchés qu’avant leur conversion. Ils buvaient le même « malafu », participaient aux deuils qui frappaient le village païen, ils étaient convoqués aux palabres qui concernaient leurs clans et leurs familles, etc.

Au quotidien, ils avaient les mêmes préoccupations que n’importe quel villageois : peur de la mort, de la sorcellerie, de mauvaises récoltes, des chasses et des pêches infructueuses, etc. Ce sont donc ces chrétiens, aspirant à la différence mais toujours conditionnés par leur culture, qui allaient affronter le Lukoshi.

D’après les données des archives, deux attitudes ont dû être observées par ces chrétiens :

1° Ceux qui ont observé le mouvement sans s’y engager ou s’y opposer. Ils laissaient faire sans trop se mouiller. Ils avaient, comme tous les autres villageois, assisté aux séances de Lukoshi quand tout le village y était convié. Le missionnaire protestant de Balaka, le révérend Ficher, indique qu'avec l'interdiction de trahir le secret du village, « beaucoup de chrétiens et même des catéchistes n’osent pas parler » 1 . Cette première catégorie de chrétiens attendait de voir. Si le Lukoshi venait à éradiquer le mal, à débarrasser la communauté de ses sorciers et à instaurer la « bonne vie », ils ne perdraient rien.

2° La deuxième attitude est celle de ceux qui « ont bu » 2 le Lukoshi sans pour autant refuser de réciter leurs prières et de fréquenter les sacrements lorsque l’occasion se présentait. Ficher estime qu’ils sont une minorité : « Un petit nombre de chrétiens participent aux danses et aux beuveries de malafu » 3 à l’occasion de l’initiation et aux fêtes de Lukoshi. Le commissaire général Wauters écrit : « Un certain François, catéchiste de la mission catholique d’Ipamu, capita du village d’Ebiala, village du chef investi Kandolo et « Bakumu » du nouveau « nkisi » a présidé à l’introduction du « bwanga » à Ekubu. Il désigna aux fonctions de « bakumu » dans la chefferie d’Ekubu, un certain Kombwa » 4 . Sur les listes des personnes arrêtées comme meneurs et reléguées à Gemena et à Bomboma, nous trouvons quelques noms des chrétiens comme Imbwilu Joseph, Kasari Antoine, Albert Kiteko, Mopende Michel, Munzaba Pierre, etc 5 .

Il nous paraît normal que les catéchistes et quelques chrétiens qui, seuls, savaient à cette époque lire et écrire, se soient lancés dans le Lukoshi du moment qu’il prônait le prochain départ des Blancs et l’instauration d’un ordre nouveau où régneraient les Noirs. Ces « élites » ne se projetaient-ils pas comme les dirigeants de demain ? Le Gouverneur de la Province du Congo-Kasaï, Ermens, avait-il peut-être raison de croire que « les principaux meneurs ou excitateurs sont des Noirs plus ou moins civilisés ; il reste à muer cette opinion en certitude et à chercher de quelle firme révolutionnaire les Antoine Kasari et Albert Kiteko seraient éventuellement les commis voyageurs » 1 .

Notes
1.

WEECKX, Rapport sur la situation politique du territoire de la Kamtsha-Lubue ; Voyage du 29 novembre 1932 au 21 janvier 1933, AMBAE-AAF, AIMO/II.Q.5.a

2.

VAN HEE, Rapport du Vicariat du Kwango 1933-1934..., op.cit., p. 5.

1.

FICHER, op.cit., AMBAE-AAF, AIMO/II.Q.5.a

2.

« Boire le lukoshi » signifie en devenir membre.

3.

Idem

4.

WAUTERS, Note sur le Nkisi « Lukoi » ou le serpent qui parle, le 22 octobre 1932, AMBAE, AIMO/II.Q.5.a

5.

Liste des relégués du district du Kwango à l’Équateur (1934), AMBAE, AIMO/II. P. 2. f.1.

1.

ERMENS, Lettre au Commissaire de District du Kasaï à Luebo, Léopoldville, le 8 décembre 1932, AMBAE, AIMO/II.Q.5.a