3. 1. 5. Les « Blancs » face au Lukoshi

Au premier moment de son introduction chez les Ding orientaux, le lukoshi n’effraie pas les Européens du Territoire de la Kamtsha-Lubwe qui le considéraient comme l’une de nombreuses « superstitions » que les Noirs adoptaient régulièrement.

L’administrateur Weekx rapporte même que : « Descendant de Lusambo au mois de juillet 1932, Monsieur Neels, commerçant à Bambinga, m’a parlé d’une secte du serpent qui était en train de prendre une grande extension aux environ de Niadi. D’après la rumeur indigène, un serpent allait arriver qui donnerait des instructions toutes nouvelles. Tous les fétiches devaient être brûlés à l’arrivée du serpent. Monsieur Neels croyait qu’il pouvait y avoir une relation avec l’arrivée de nouveaux Pères dans la région, car les Révérends Pères Jésuites allaient être remplacés par les Révérends Pères Oblats. On a vu le long du fleuve beaucoup de fétiches descendant l’eau » 2 .

Le Jésuite Struyf se plaint de l’indifférence du pouvoir public vis-à-vis du Lukoshi qui, d’après lui, était une secte dangereuse :

‘Sous l’influence du Lukoshi, les indigènes devenaient menaçants et dangereux. Il y a plus d’un an et demi que le fait suivant a été signalé à l’État, mais ces bagatelles ne sont, paraît-il, pas intéressantes… à son point de vue. ’ ‘Un jour, l’auteur de ce récit passait en camion avec trois hommes de la Mission, par le village Ngienkung. Là, il invita les indigènes qui l’accompagnaient à détruire le Lukoshi, mais voilà que, de tous les côtés de la forêt, surgissent 50 ou 60 hommes, armés de bâtons, d’arcs et des flèches menaçant la petite troupe. Si le missionnaire n’avait pas été présent, les hommes de la mission eussent été attaqués et massacrés par ces Noirs ensorcelés et hypnotisés par le Lukoshi.’ ‘ Ce fait a été raconté à un agent de l’État qui a participé à la répression de la révolte de Bapende. Il affirme que toutes sortes de scènes sauvages y avaient eu lieu contre les soldats. L’État n’a encore rien entrepris contre le Lukoshi… 3  ’

Le journal de Sœurs de Saint François de Sales, de Leuze, rapporte :

‘Visite de Monsieur le Substitut du Procureur du Roi, en service officiel, qui vient se renseigner sur l’état d’esprit des Noirs. Ignorant une effervescence quelconque dans la région, nous ne savons le renseigner. Nous apprenons qu’il s’agit d’une secte secrète « la secte du serpent » qui a pour but de chasser les représentants de l’État. La Force publique est sur les dents, elle effectue maintes démonstrations militaires pour tenir les Noirs en respect. Je vous ferai grâce de toutes les pratiques et croyances de cette nouvelle secte. Les Missionnaires n’ont rien à craindre, disent-ils, ils sont considérés comme « leurs ». C’est au « Bula-Matari » qu’ils en veulent. La crise n’est pas étrangère à cet état d’esprit : les Noirs voient bien que les Blancs diminuent en nombre et en richesse. Ils relèvent la tête et ne demandent pas mieux que de secouer le joug des impôts, s’ils le peuvent. Mais ils ne le pourront pas car l’État est sur ses gardes 1 .’

Dans une autre page du journal, la rédactrice écrit : « Il paraît qu’en dehors les esprits bouillonnent encore contre l’État. Il s’agit des Bambunda-Bapende et au Nord des Badinga-Bashilele. Nous ne savons rien que de très vague car les Pères gardent le silence sur ce sujet » 2 .

L’autorité coloniale ne prend véritablement conscience du caractère « subversif » du Lukoshi que vers la fin de 1932 lorsqu’elle découvre que l’extension du culte était rapide et dépassait toutes les frontières dites ethniques. En ce moment les Européens avaient l’impression, comme l’indique Weekx, qu’une coalition était en gestation entre différentes ethnies : « Des tribus, qui jusqu’alors ne s’entendaient guère, cherchaient à se réunir sous l’égide du Lukoshi » 3 .

Si, pour les adeptes du Lukoshi, leur mouvement se situait et s’expliquait dans la continuation de leurs croyances ancestrales, notamment leur foi à la magie, à la sorcellerie, au monde de nuit et à l’intervention régulière des morts dans la vie quotidienne des vivants, les Européens, échaudés par la révolte pende de 1931, interprétaient le culte dans un registre politique. Ils le percevaient comme un mouvement insurrectionnel dont les causes se trouveraient dans les déficiences de la politique coloniale et les enjeux de la compétition internationale.

Les Belges du Congo soupçonnaient d’abord la propagande allemande qui serait derrière le Lukoshi. Le jésuite Struyf écrit : « Le serpent du Lukoshi devait enfanter des messagers qui partiraient lutter contre l’État et en général contre tous les Blancs qui doivent être chassés de l’Afrique ; d’autres prétendaient qu’il produirait des enfants Djamaing (Germains) » 1 . L’administrateur Weekx était plus explicite dans son rapport :

‘Il n’est pas exclu que les Allemands, dans un but de revanche, cherchent à provoquer des troubles dans les Colonies, troubles qui devraient coïncider avec une guerre au continent qui avait été prédite pour 1932. Est-ce que les révoltes successives chez les Bapende, au Sankuru, à l’Équateur, n’étaient peut-être pas des mouvements préparés depuis longtemps et qui ont dû fatalement éclater ? Est-que ces essais de créer des révoltes le long des voies navigables n’auraient pas comme but de couper le Bas-Congo du Katanga ? Je parle des Allemands parce que le Lukoshi s’appelle aussi « Diamagni » ou « Magne » ou « Yamane », et tel était le nom que les indigènes donnaient aux Allemands pendant la guerre de 1914. Des indigènes déclarent qu’ils ont entendu ces trois noms, la première fois pendant la guerre de 1914 et puis pendant la révolte des Bapende. D’autres disent que « Diamagni » est un homme qui leur donnerait des fusils perfectionnés 2 , et qui viendrait se battre contre le Bulamatari. Tous les indigènes sont convaincus que quelqu’un leur apportera des fusils perfectionnés et on peut se demander s’il n’y a pas rapport entre cette promesse et l’envoi de Hambourg de 3000 fusils 3  !’

Ensuite, l’Administrateur Weekx accuse le communisme :

‘N’oublions pas que la troisième Internationale a autorisé les agitateurs communistes de l’Afrique du Sud d’agir d’une manière indépendante, appropriée aux circonstances locales vu que nos indigènes vivent déjà sous un régime plus ou moins communiste. Les agitateurs ont ainsi facile d’exploiter la superstition des indigènes dans un but qu’ils leur cachent provisoirement. Pour le moment, profitant du mécontentement causé par la crise économique, ils ne parlent aux indigènes que du départ des Blancs qui les exploitent. Les vieux féticheurs qui nous haïssent prêtent toute oreille à cette propagande. « Lutte contre le travail forcé et l’impôt dans les colonies » est la devise de la III ème Internationale. Le drapeau rouge cité prouve le caractère communiste. Il est facile aux agitateurs de semer le poison, soit par l’équipage des bateaux, soit par l’Afrique du Sud. Avec l’argent tout est possible. Et dans ces temps de misère, il est facile, moyennant paiement, de gagner des Blancs nécessiteux à la cause communiste, et de leur faire faire une propagande chez nos noirs 4 .’

Il y a, enfin, les missionnaires protestants, ennemis traditionnels de la colonisation belge, dont les agissements avaient déjà été jugés suspects pendant la révolte Pende. Weekx s’attaque ouvertement aux missionnaires de Tshene et notamment à un certain Anderson dont l’article paru en mai 1930 « prouve que cette mission ne nous aime guère » 5 . L’administrateur territorial insiste : « La mission de Tshene, installée depuis cinq ans, sans autorisation du reste, a l’air délabré. Le tout inspire la conviction que ces gens sont venus dans un autre but que d’évangéliser nos Noirs » 6 . Même le Révérend Ficher de Balaka est aussi un suspect. Sa lettre adressée à l’administrateur territorial et dénonçant le caractère xénophobe du lukoshi, est jugée comme « une feinte » 1 .

À part ces causes qualifiées d’externes, l’autorité belge évoque d’autres raisons internes qui auraient favorisé l’éclosion et le développement du lukoshi. Weekx mentionne entre autres causes, une sous-administration du territoire de la Kamtsha-Lubwe, la crise économique et les maladies infectieuses. À propos des maladies, il cite la grippe de 1929, la recrudescence de la maladie du sommeil dans certaines régions et la dysenterie qui a fait de grands ravages. Il conclut : « Toutes ces maladies et surtout les mesures de précaution prises, quoique nécessaire, ont créé de l’énervement chez les indigènes. Les vieux féticheurs en profitent pour faire ébranler la confiance en nos médicaments » 2 .

L’interprétation du phénomène « lukoshi » par les Européens démontre combien le fossé de malentendu culturel qui séparait « Blancs » et « Noirs » était profond. Il semblait impossible aux Blancs de comprendre que le lukoshi n’était pas un élément étranger aux cultures qui le véhiculaient. Il était à situer dans la dynamique de l’histoire religieuse et des traditions séculaires 3 des peuples qui l’ont adopté. Vansina indique que la diffusion des cultes du type Lukoshi « n’est pas généralement liée d’une façon intime aux conditions économiques ou politiques. Ils ne sont ni cris de désespoirs, ni révoltes, ni expressions de « privations relatives, « d’aliénation », ou de « révolutions d’aspirations accrues » (rising expectations). Au contraire, le cadre de ce genre de culte est une société rurale encore stable et héritière d’une tradition encore incontestée » 4 .

La crise économique, la sous-administration, la propagande allemande et l’influence du communisme, si elles étaient prouvées, ne peuvent être tenues pour les causes essentielles de la diffusion du lukoshi, mais plutôt pour des éléments qui ont préoccupé le culte à un moment donné de son histoire. Le lukoshi reste fondamentalement un culte (ou un charme) anti-sorcier.

Et comme la croyance à la sorcellerie ne s’est pas arrêtée en 1934, avec la répression et la relégation des « meneurs », d’autres cultes de type Lukoshi et d’autres mouvements anti-sorciers continueront à apparaître chez les Ding orientaux et chez leurs voisins. Examinons deux de ces cultes : le Lupambula et le Kabengabenga.

Notes
2.

WEEKX, Rapport sur la situation politique…, op.cit., AMBAE, AIMO/II.Q.5.a

3.

STRUYF, « Le Lukoshi »…, op.cit, p.297.

1.

DSSFS, novembre 1932, Mwilambongo

2.

DSSFS, novembre 1932, Mwilambongo

3.

WEEKX, Rapport sur la situation politique…, op.cit., AMBAE, AIMO/II.Q.5.a

1.

STRUYF, « Le Lukoshi »…, op.cit, p.297.

2.

Souligné par l’auteur lui-même.

3.

WEEKX, Rapport sur la situation politique…, op.cit., AMBAE, AIMO/II.Q.5.a

4.

WEEKX, Rapport sur la situation politique…, op.cit., AMBAE-AAF, AIMO/II.Q.5.a

5.

Idem

6.

Ibidem

1.

Ibidem

2.

WEEKX, Rapport sur la situation politique…, op.cit., AMBAE-AAF, AIMO/II.Q.5.a

3.

Nous avons démontré au chapitre 11 que les charmes et les cultes anti-sorciers datent d’avant l’occupation européenne. Ce qui s’est produit avec le Lukoshi, surtout son caractère anti-Blancs, est un réajustement des croyances anciennes aux réalités du présent. Peut-être oserions-nous dire, prosaïquement, qu’avec le Lukoshi, les anciens cultes anti-sorciers opèrent leur « aggiornamento » pour pouvoir s’adapter à la « situation coloniale ».

4.

VANSINA, « Lukoshi/Lupambula... », op.cit., p.96-97.