2. 2. POURQUOI LES MISSIONNAIRES ONT-ILS ABANDONNÉ PANGU ?

Aucun de nos interlocuteurs ne nous a donné la date précise du départ des Pères de Pangu. Ils disent tous que cela s'est passé il y a bien longtemps. Partout où nous avons procédé aux enquêtes, un même récit nous a été raconté pour expliquer pourquoi les Pères venus de l'amont ont abandonné Pangu :

‘C'est Kangutu ( Kangur), un grand sorcier Lele du village Kabombo qui a provoqué l'abandon de la mission par les Pères. Cet homme était riche et il possédait de nombreux esclaves. Il était craint à cause de sa magie et de ses nombreux sortilèges. Parmi ses esclaves préférés, il y avait un jeune Ngwi du nom de Mabir (Maber). Un jour le puissant sorcier l'envoya à Pangu pour vendre ( ou acheter) quelques marchandises chez les Blancs. Le jeune homme avait belle allure. Les missionnaires se saisirent de lui, le baptisèrent et en firent leur domestique. Kangutu attendit en vain le retour de son esclave. Il apprit par la suite que les « Moper » (mon Père) avaient retenu « son » fils (son esclave). Après avoir tenté sans succès, à plusieurs reprises, de récupérer son « homme », Kangutu décide d'entreprendre une action sorcière et de rendre intenable la vie des missionnaires à Pangu. Par ses sortilèges, Kangutu envoya des moustiques à la mission et fit empoisonner l'eau potable. Beaucoup d'écoliers et des catéchumènes moururent. La vie devint impossible à Pangu et comble de tout, le fameux sorcier, provoqua un feu qui embrasa tous les bâtiments du poste. Devant tous ces malheurs, les Pères effrayés, décident d'évacuer Pangu devenu un lieu sinistre. ’

Essayons de comprendre ce récit. À le comparer avec ce que les sources écrites nous ont montré, cette relation intègre quelques faits réels confirmés par les archives : le départ des Pères, la maladie qui décime les enfants, la présence des Ngwi à Pangu et le feu qui détruit la Mission. De ce point de vu, ce récit oral est une réécriture et une réinterprétation des faits réels en fonction des schèmes explicatifs propres à la vision du monde des Ding orientaux.

1° Kangutu représente les phantasmes d'un monde païen dominé par la sorcellerie. Les Pères sont vaincus parce qu'ils n'arrivent pas à éradiquer la sorcellerie. Ils s'enfuient et le monde des païens triomphe avec ses croyances.

2° Le départ de missionnaires est aussi interprété dans la logique traditionnelle de l'abandon d'un village. Cet abandon, en effet, s'imposait après une série de malheurs (maladie, mort, chasses infructueuses, mauvaises récoltes, etc.) dus aux sorciers. La tradition orale devait aussi fournir ces mêmes motifs pour justifier l'abandon de Pangu par les Scheutistes. Il fallait trouver un sorcier qui a jeté un sort : c'est Kangutu ; il fallait aussi justifier le mobile de ce mauvais sort, puisqu'on n'ensorcelle pas un village, un groupe d'individus ou un individu sans motif. Kangutu jette des sortilèges sur Pangu parce qu'il a été provoqué par les Pères qui lui ont enlevé son esclave, Maber. Les missionnaires s'attaquent encore une fois à une institution ancestrale. Dans ce combat, ils sont doublés par l'ordre ancien , celui de Kangutu.

3°Que l'esclave détourné par les Pères de Pangu soit un Ngwi (Mungoli), ceci n'a rien d'étonnant. La présence massive des catéchumènes ngwi à Pangu est un fait historique avéré. Cette présence, favorisée par les recrutements opérés à partir de la chapelle-école de Mangaï, devait logiquement interroger les autochtones qui, finalement, considéraient ces « étrangers » comme des esclaves. Mais on peut aussi penser que ces premiers chrétiens ngwi de Pangu étaient effectivement des esclaves « libérés ». Les sources écrites nous indiquent que les premières recrues des Scheutistes étaient des jeunes de condition servile ou des orphelins. Mais l'histoire de la présence des Ngwi dans la région de Pangu est encore plus intéressante. Elle a donné lieu à un récit que les Ngwi eux-mêmes racontent :

‘Sous le règne du Vwi Nsangaan, deux capita Baluba, Tienza et Kalondji, placés par les Européens à Mangaï, arrivèrent à un grand marché, non loin de Nkuriam, la capitale de Ngwi. Ceux-ci les voyant venir, déversèrent sur eux leur fureur; ils les attrapèrent et les tuèrent. Ce jour-là à Nkuriam, la femme de Ekorb, Mpalieng à l'époque, était malade et le Vwi était absent de la capitale. De loin, en rentrant à Nkuriam, celui-ci entendit sonner le cor. « A-t-on tué un aigle ou un léopard ? » se demanda-t-il. Mais une fois arrivé, il apprit la nouvelle et en fut très fâché. « Mon peuple veut-il ma mort? » dit-il. ’ ‘Redoutant des représailles de la part des Européens, il se réfugia à Ebiar et demanda à son héritier Eshim d'aller le remplacer pour quelque temps à la capitale. Le Blanc, entre temps, rechercha ses deux hommes. Ne les trouvant pas, il arriva à Nkuriam à la tête d'une escorte, mais n'y trouva que la femme d'Eshim, tous les dignitaires s'étant cachés. Au moment où il voulut arrêter la femme, quelqu'un lui signala qu'Eshim n'était que l'héritier et que le roi s'était réfugié à Ebiar. Alors, le Blanc partit pour Ebiar. C'était un soir. Nsangaan était assis près du feu avec un enfant sur les genoux. Le Blanc arriva à l'improviste et fit entourer le village; il s'empara de lui. Celui-ci fut constitué prisonnier. Il fut décidé qu'il serait envoyé à Luebo pour être jugé. Mais au cours du voyage, aux environs de Pangu, alors que le bateau s'était arrêté pour se ravitailler en bois, il s'échappa et se réfugia dans un village Lele. Lorsqu'il révéla à ses hôtes sa véritable identité, il fut accueilli avec honneur. On lui donna même tout un village pour y vivre et plusieurs esclaves pour le servir. Quand bien plus tard, lorsque les premiers Ngwi partirent pour Pangu, ils le rencontrèrent et vinrent apporter la nouvelle au pays. Plusieurs messagers furent envoyés, sous couvert de fervents catéchumènes chez les missionnaires de Pangu, pour le supplier de revenir pour reprendre son trône. Mais Nsangaan refusa en leur disant: « C'est vous-même qui m'aviez livré aux Européens. Je ne peux plus rentrer chez vous. » Il leur remit toutefois un petit couteau : « Le jour où ce couteau disparaîtra, sachez que je suis mort ». Le couteau parvint jusqu'à Nkuriam, il fut placé au toit d'une maison. Un jour il disparut, on comprit alors que Vwi Nsangaan était mort. Quelques émissaires partirent pour assister à l'enterrement 1 .’

Ce récit note, encore une fois, les liens qui avaient existé entre la Mission de Pangu et sa chapelle-école de Mangaï. Nkuriam, la résidence du roi chrétien ngwi, Benoît Mabere, assassiné en 1922, n'est pas très loin de Mangaï.

4° Les moustiques (paludisme) ou parfois les mouches tsé-tsé (trypanosome) et l'empoisonnement de l'eau sont évoqués comme causes de l'augmentation de la mortalité à Pangu et de l'abandon du site par les missionnaires de Scheut. Aucun document écrit que nous avons consulté ne parle de la malaria ou de l'empoisonnement de l'eau. La maladie du sommeil est, certes ,évoquée par les sources écrites non pas comme cause de la désertion des Pères mais plutôt comme mobile de leur sollicitation par la C.K. La maladie du sommeil avait sévi dans la région, mais bien avant 1919. Tous les rapports à partir de 1912, ne parlent plus de cette maladie comme d'une endémie préoccupante pour les habitants de Pangu et même pour l'ensemble du Kasaï. En tout cas, les progrès de la médecine et l'action conjuguée de la C.K. et des missionnaires avaient fait reculer le fléau qui, à partir de 1915 faisait plutôt des ravages chez les populations de l'intérieur (Mbuun, Wongo, Pende, etc.) et dans les bassins de la Pio-pio et de la Kamtsha.

Les mortalités dont parlent les récits oraux feraient-elles allusion à un autre phénomène d'une grande ampleur ? Notre hypothèse nous tourne vers les décès provoqués par la grippe espagnole de 1918 évoquée par le Journal de la Mission 2 . L'insalubrité qui serait la cause de la suppression de Pangu n'est donc pas formellement attestée par les textes. Les auteurs qui ont évoqué cet argument se sont fiés sans critique aux récits oraux.

5°Quant au feu qui a dévasté la mission, tous les documents montrent qu'il été postérieur au départ des Scheutistes. S'il avait été allumé par le fameux Kangutu, il n'aurait pas influencé la décision des Scheutistes d'abandonner le lieu.

Il ressort, comme on le voit, de l'analyse de ce récit de l'abandon de Pangu, vu par les autochtones, qu'il existe un décalage entre l'histoire « savante » écrite avec l'exigence de la critique des sources et l'histoire « vécue » et « populaire », racontée, sans un souci de chronologie, par les acteurs eux-mêmes et qui visent à expliquer les faits selon les préoccupations de la société.

Notes
1.

NDAYWEL, Organisation Sociale..., op. cit., p. 422-423.

2.

Cf. supra.