3. 3. 1. La légende des « Mutumbula » 2 et de « Mundele Ngulu » 3

La croyance selon laquelle les Blancs seraient adeptes de la manducation de la chair humaine est ancienne en Afrique centrale. D'après Adam Hochschild, elle remonte à l'époque de la traite transatlantique des esclaves. Le soupçon serait né du fait qu'une fois que les Blancs avaient emmené leurs cargaisons entières d’esclaves en mer, les captifs ne revenaient jamais. Alors les Noirs imaginaient que ces esclaves étaient mangés. Ils croyaient que les Blancs transformaient la chair de leurs prisonniers en viande salée, leurs cerveaux en fromage et leur sang en vin rouge, celui-la même que buvait les Européens. Ces derniers brûlaient les os des Africains dont les cendres grises devenaient de la poudre à canon. Courait aussi la légende selon laquelle toutes ces transformations mortelles s’effectuaient dans des énormes bouilloires en cuivre fumantes visibles sur le pont des navires à voiles 1 . Dès lors, les années passant, plusieurs autres mythes surgiront, destinés à expliquer les objets mystérieux apportés par les étrangers du royaume des morts. Cette croyance, née sur la côte atlantique, gagne de proche en proche les contrées éloignées de l'intérieur à la faveur de l'extension du commerce des esclaves.

L'arrivée des missionnaires et des colonisateurs entraîne d'autres déplacements de populations pour des raisons aussi diverses que le portage, l'instauration des colonies scolaires pour les enfants dits libérés, l'implantation des Missions, les recrutements de la main-d'œuvre pour les compagnies commerciales, l'exploitation minière, les plantations, la construction des routes, des chemins de fer, les ports, la constitution de l'armée et de la police, les relégations, etc. Certaines personnes prises pour un des motifs évoqués ci-haut, ne revenaient jamais dans leurs villages soit qu'elles étaient mortes de façon naturelle ou accidentelle, soit qu'elles s'étaient installées dans leurs nouveaux lieux de travail. Mais pour ceux qui sont restés au village, la question du « frère » ou « de la sœur » parti sans retour, se pose souvent avec obsession. Comme personne ne trouve une réponse et que la nature a horreur du vide, les gens en sont venus à croire que les Blancs tuent leurs recrues ou leurs captifs et se régalent de leur chair. Contrairement à ce qu'a pu penser Vansina 2 , au Kasaï, les premières histoires de Blancs qui consomment la chair des Noirs datent déjà du 19e siècle. Le Père De Deken raconte :

‘Départ le 10 avril, en compagnie du Père Cambier, du juge de Saegher, de 200 porteurs, hommes et femmes. Pour ma part, j'emmène deux hommes et deux femmes de la Mission, pour leur montrer le Bas-Congo, pour désabuser surtout des idées fausses que l'on se fait à Loulouabourg sur la conduite des Blancs envers les Noirs dans le Bas-Congo. Ces idées ont une base, cependant. On voit passer souvent des troupes de libérés, arrachés aux arabes. Ces gens, exercés au métier des armes dans les camps plus proches de la côte, sont ensuite expédiés vers différents postes. Leur engagement est de sept ans. Il suit de là qu'ils ne reviennent pas à leur pays natal avant l'expiration de ce terme. Les noirs de Loulouabourg en concluent que ces libérés n'étaient conduits au loin que pour être mangés par les Blancs. C'est pourquoi j'emmène mes quatre témoins. Si l'an prochain, je parviens à les ramener sains et saufs, leurs congénères perdront leurs craintes, et les Pères de Loulouabourg trouveront facilement parmi leurs gens des hommes prêts à servir de courriers vers les stations plus lointaines, des travailleurs pour des nouvelles fondations 1 .’

À l'époque coloniale, circulaient périodiquement, chez les Ding orientaux et leurs voisins de l'actuel diocèse d'Idiofa, les histoires de Blancs, « mangeurs d'hommes » ( « Mitumbula », « mindele ngulu » ou « mibilandundu »). Pendant certaines périodes de l'année, une rumeur grossit dans toute la région : les Blancs cannibales (mindele ngulu, mitumbula, mibilandundu), escortés de leur complices Noirs, sont là circulant dans les bois, surveillant les sorties des villages, à la recherche des hommes valides. Pendant ces périodes d’insécurité aucun homme isolé n’ose quitter le village. Seules les femmes peuvent se permettre de vaquer à leur occupation car elles ne sont pas inquiétées. Les hommes sont attrapés et sont entraînés dans les régions lointaines. Ces malheureux sont jetés dans de grandes fosses où ils sont engraissés de sel. Dès qu’ils sont suffisamment gros, ils sont tués, dépecés et partagés entre les Européens. Les « Mindele-ngulu » ou « Mintumbula » sont aussi connus chez les Mbuun sous le nom de « Ntaliang ». Quelque soit le nom par lequel ils sont désignés, ces « Blancs mangeurs d'homme », opèrent partout de la même manière. Il est évident que dans cette « chasse à l'homme », les riverains des grandes voies de navigation, comme les Ding Orientaux, sont les plus exposés puisqu'ils ne jouissent d'aucune barrière naturelle.

À Ilebo (Port Franqui), une légende persistante raconte que les « Blancs » organisaient des orgies au cours desquelles ils s'empiffraient de la chair humaine, à l'hôtel des Palmes. Il y aurait eu, disait-on, une grande fosse aménagée sous le pavé du bâtiment et reliée à la rivière Kasaï par une longue conduite (il s'agit vraisemblablement de l'égout d'évacuation des eaux usées). C'est par cette voie que les victimes, acheminées par bateau, rejoignaient l'hôtel pour y être engraissées et transformées en animal de boucherie.

Toutes ces légendes qui circulaient un peu partout au Congo, étaient souvent alimentées et grossies par les spéculations des « boys » de Blancs. Pour les natifs, le témoignage de ceux qui étaient censés connaître la « nourriture des Blancs » est capital 2 . L'un rapportait avoir préparé une viande d'un rouge jamais vu, l'autre prétendait avoir vu une main d'homme dans une boîte de conserve, l'autre encore affirmait avoir servi le cerveau d'un homme, etc. D'une façon générale, les Ding orientaux se méfiaient des aliments conservés en boîte. Si on n'avait pas à faire à la chair humaine, on pouvait avoir, dans ces boîtes, des lézards (sardines) ou d'autres bizarreries qu'un homme normal ne peut pas consommer.

Les missionnaires sont concernés par toutes ces histoires parce qu'ils sont Blancs. On rapportait que tel ou tel missionnaire a hébergé le « Mundele ngulu », que tel autre aurait de la chair humaine dans son garde à manger, que tel autre encore aurait participé à la capture du gibier humain, etc.

Une chose est certaine : le Blanc, missionnaire ou non, fait peur. Il vaut mieux ne pas le rencontrer tout seul sur son chemin 1  !

Notes
2.

D'après Rik CEYSSENS, « mutumbula » (sing.) et « mitumbula » (plur.) viennent du radical -tumbul. Dans la zone culturelle atlantique (Bas et Moyen-Fleuve), il a le sens de « percer ce qui est rond » (en kikongo, kutembula ou kutobola, « percer un volume »). Dans la zone culturelle orientale (Sud-Est congolais, Kasaï et Katanga), -tumbula signifie « ouvrir de force » en langue ciluba du Kasaï, et « tuer des bêtes » en kiluba du Katanga. Le sens commun qui s'en dégage est « éventrer », explicitement rendu par le verbe swahili kutumbula signifiant « tuer, assassiner, éventrer ». Au Kasaï d'ailleurs, où les administrateurs coloniaux parlent du mutumbula à Luebo et à Tshikapa au début des années 1940 déjà, on lui attribue une origine plus orientale encore (Katanga, Sud-Kivu, soit en zone swahiliphone). Ce terme y désigne aussi bien le Blanc censé manger des Noirs que son collaborateur noir ayant pour tâche de capturer des Noirs. (Lire Rik CEYSSENS, Mutumbula, mythe de l'opprimé », Culture et développement, vol. 7, n° 3-4, 1975, p. 483-550.

3.

« Mundele Ngulu » signifie littéralement « Blanc-cochon ». Le phénomène mutumbula a de nombreuses désignations dans diverses langues congolaises. On parle par exemple de Kipyolo (qui tue en un éclair) et de Mvevi (transformateur) dans le Bas-Congo, de Mudele-Ngulu (Blanc qui réduit en cochon) et de Mundele-Kabueta (Blanc qui saisit, réduit les Noirs en cochons) au Bandundu, de Mundele-Bangombe (Blancs des vaches) au Bas-Congo et dans le Bandundu, de Nzinzibadi (Zanzibaristes ravisseurs), le long de la route des caravanes Matadi-Kinshasa, de Cinja-cinja au Burundi.

1.

HOCHSCHILD, Les fantômes..., op.cit., p. 26.

2.

VANSINA, « Lukoshi/Lupambula… », op.cit., p. 51.

1.

De DEKEN, op.cit., p. 225.

2.

Une des personnes que nous interrogions à Dibaya-Lubwe nous conseillait de nous informer auprès des anciens cuisiniers des Blancs, car, disait-il, « ces gens-là connaissent, plus que quiconque, beaucoup des secrets de Blancs ».

1.

Les croyances à l'anthropophagie de Blancs ne se sont pas arrêtées avec la fin de la colonisation. Elles ont continué plusieurs années après l'indépendance. Durant la décennie 1965-1975, la croyance aux mintumbula a refait surface et a été à l'origine d'une effervescence particulière dans le doyenné de Mateko dans le diocèse d'Idiofa. La renaissance de ce phénomène était consécutive à l'introduction de l'élevage bovin dans cette région. La présence des vaches, introduites par le Père Eugène Lechat (OMI) et Monsieur Nestor Lepina (responsable du Mouvement Progrès Populaire), a déclenché, au cours de ces années-là, une véritable hystérie : la rumeur, de jour en jour amplifiée, rapportait que les hommes étaient capturés puis transformés en vaches. On en vint même à dire que les opérations de transformations s'effectuaient dans le laboratoire vétérinaire et dans une fosse creusée à cette fin au Centre de Mbeo. Lire les détails de cette histoire dans Lay TSHALA, « Des hommes et des vaches. Le phénomène muntumbula au Congo » in MONNIER, L. et DROZ, Y. (sous la dir. de ), Côté jardin, côté cour. Anthropologie de la maison africaine, P.U.F., Paris et Nouveaux cahiers de l'IUED, Genève, N° 15, mai 2004, p. 141-179.