3. 3. 2. Les sorciers Blancs, « mangeurs d'âmes »

Lorsque les Blancs – missionnaires, administrateurs coloniaux et commerçants – arrivent au pays des Ding orientaux, ils apportent toutes sortes d'objets et de technologies qui apparaissent étranges aux natifs. L'étonnement de ces derniers est d'autant plus grand qu'ils ne savent pas comment ces machines ont été fabriquées et qui les a fabriquées. Ils se demandent aussi comment ces « choses des Blancs » marchent. Faute d'une explication claire, ils ont commencé à supputer en construisant des récits à partir de leur propre propre vision du monde qui considère, comme nous l'avons déjà dit, les Blancs comme d'étranges personnages venant du royaume des morts et entretenant un commerce régulier avec le « Hadès ».

Un missionnaire du 19e siècle note par exemple la théorie des Africains sur ce qui se produisait quand les capitaines descendaient dans les cales de leurs navires pour y chercher les marchandises à échanger, telles que du tissu. Ils croyaient que ces marchandises ne provenaient pas du bateau lui-même, mais d'un trou menant dans l'océan. Des ondines tissaient ces étoffes dans une « usine océane et, chaque fois que nous avons besoin de tissu, le capitaine [...] va à ce trou et fait sonner une cloche ». Les ondines lui tendent leur ouvrage et le capitaine « leur jette alors en paiement quelques corps d'hommes noirs décédés qu'il a achetés aux marchands indigènes dépravés qui ensorcellent les membres de leur peuple pour les vendre aux hommes blancs » 1 .

Les mythes de ce genre sont légion chez la plupart de peuples d'Afrique Centrale. Chez les Ding orientaux, ce ne sont pas seulement les Noirs qui ensorcellent pour livrer leurs victimes aux ondines ou à Mamy Wata, les Blancs eux-mêmes passent pour maîtres de tels exploits. Pour illustrer leurs propos sur la magie et la sorcellerie des Blancs et des missionnaires, les témoins nous ont raconté l'histoire suivante :

‘À Ipamu du temps des Pères Jésuites, la menuiserie fabriquait quotidiennement beaucoup de meubles que les missionnaires stockaient dans un hangar. Chaque matin, lorsque les ouvriers venaient au travail, ils s'étonnaient de trouver que le hangar était vide. Ils se demandaient où partaient les meubles fabriqués la veille. La solution à l'énigme fut trouvée par un chasseur lors de ses randonnées nocturnes. Une nuit, alors qu'il traquait un gibier près du petit ruisseau qui serpente la vallée dernière la maison des Pères, il assista à un spectacle extraordinaire : le petit cours d'eau s'était transformé en grande rivière de la taille du Kasaï et sur une rive de ce fleuve plusieurs bateaux, accostés dans un port bien aménagé, chargeaient les meubles et déchargeaient des marchandises venant de l'Europe (médicaments, ciments, tôles, habits, etc.), le tout sous le contrôle du Père supérieur. Pris de peur, le chasseur revint au village. Il raconta son aventure à sa femme et la nouvelle commença à se répandre. Dès que les Pères apprirent que leur secret était dévoilé, ils convoquèrent le chasseur indiscret et firent des prières de malédiction sur lui et quelque temps après l'homme mourut 2 . ’

Selon plusieurs Ding interrogés (parfois même des personnes plus ou moins cultivées), les « Blancs », et donc les missionnaires, possèdent la magie (mukpé) et la sorcellerie. C'est grâce à ces pouvoirs qu'ils réalisent des choses toujours plus merveilleuses et plus spectaculaires. Mais ces pouvoirs ont un coût : toujours plus de victimes humaines pour rendre leur magie plus efficiente. Chaque fois qu'un Blanc lance un grand pont, construit une usine ou un grand bâtiment, il doit, pense-t-on, « manger » (tuer) quelques personnes et s'approprier leurs esprits qui se mettent au service de la réalisation. La peur du baptême « in articulo mortis » relève aussi de cette croyance. On pense que les missionnaires ont toujours besoin d'hommes à sacrifier pour toutes les réalisations des Blancs.

Par exemple, en 1943, Mgr Bossart, est soupçonné d'avoir « mangé » (tué, sacrifié) un de ses grands séminaristes, Jean Mungele, stagiaire à Ipamu en 1937-1938, pour envoyer son esprit travailler à la fabrication des machines en Europe1.

On croit aussi que le sacerdoce en lui-même est un pouvoir d'ordre magique (ou sorcier). Comme, dans la tradition ancestrale, l'accession au pouvoir nécessite qu'on sacrifie un humain, de préférence un membre de sa famille, l'ordination d'un prêtre est l'occasion pour le candidat de « manger » un des siens. D'où la peur pour certaines familles de laisser leur enfant devenir prêtre 2 .

Notes
1.

WEEKS, J. H., Among the Primitive Bakongo, Londres, Seeley, Service & Co., 1914, p.294-295.

2.

Cette histoire nous a été raconté par plusieurs personnes à Dibaya-Lubwe, Ipamu, Mangaï, Kibwadu, Ngyenkung, Kasangunda et Bankumuna. Des récits semblables sont encore courants aujourd'hui dans la région de Kimputu où on rapporte que le stock de médicaments de mademoiselle Maria ne s'épuisent jamais et que les morts alimentent sa réserve toutes les nuits. À Mateko, Sœur Assumpta est accusée de sorcellerie et de magie pour la même raison. Il est étonnant de constater que ces rumeurs sont véhiculées par des chrétiens, parfois très fervents.

1.

LUNEAU, R., Comprendre l'Afrique..., op.cit., p. 18. Nous reviendrons sur l'histoire de Jean Mungele dans un autre paragraphe plus loin.

2.

Ces idées n'ont pas encore complètement disparu. Dans les années 1990, un jeune prêtre avait perdu son neveu, trois jours après son ordination et la veille de sa première messe dans son village. Il nous a fallu toute une nuit de discussions pour convaincre le père de l'enfant de ne pas troubler le déroulement de la fête. Le père (beau-frère du prêtre) était persuadé que c'est l'abbé qui a « mangé » son enfant pour rendre plus efficace son sacerdoce. Le 8 août 1984, nous disions notre première messe dans notre village. Deux de nos grands oncles étaient très malades, on les mit à l'écart de ce qui allait se passer et personne n'osa nous parler d'eux ,de peur – nous l'apprendrons plus tard -que nous ne puissions les « achever ». Heureusement que les deux vieillards sont morts une et deux années plus tard, sinon nous serions accusé de les avoir « mangé ».