4. LES FEMMES DES PÈRES

Notre enquête a aussi porté sur le célibat des prêtres et des religieuses. Il s'agissait pour nous de chercher à comprendre comment les païens, les convertis et les catéchumènes percevaient le fait que les Pères n'avaient pas de femmes et les Sœurs point d'hommes. Partout où nous avons essayé d'aborder cette question, les langues ne se déliaient que difficilement, souvent après moult précautions d'usage. Les catéchistes étaient les plus réticents à parler de cette question. Ils éprouvaient un sentiment de gêne. À la question de savoir ce que les gens disaient des rapports entre les Pères de la Mission (Ipamu) et les Sœurs, plusieurs catéchistes nous conseillaient de ne pas tenir compte de « nombreuses histoires que les païens qui n'avaient rien compris de la religion racontaient ». Nous leur répondions que nous ne cherchions pas à savoir si ces « histoires » étaient vraies ou fausses, mais que nous voulions simplement entendre ce que ces païens disaient. C'est à ce moment que quelques langues pouvaient se délier. D'après les différents récits qui nous ont été rapportés, nous déduisons que, d'une façon générale, les autochtones croient que les Pères et les Sœurs ne leur disaient pas la vérité.

Ils n'imaginent pas qu'un « homme normal » puisse vivre sans femme. Ils estiment alors que les religieuses, dont ils ne comprennent pas le rôle à la Mission 1 , sont les femmes des Pères. Pour étayer cette argumentation, ils prétendent que chaque fois, à la Mission, il y avait autant de Sœurs que de Pères ; et que les boys des Pères rapportaient que, souvent le soir, un Père manquait à l'appel au dîner. Un récit très populaire dans la région rapporte :

« Chaque fois, à la tombée de la nuit, un Père se dissimulait dans une grosse caisse que les travailleurs, qui n'en connaissaient pas le contenu, devaient transporter chez les Sœurs. Ce Père, ainsi transporté furtivement chez les Sœurs y passait la nuit chez sa concubine et le lendemain très tôt la même fameuse caisse faisait le chemin inverse » 2 .

D'autres récits repris par les informateurs rapportent que si les Pères et les Sœurs rentraient régulièrement en congé en Europe, c’était pour aller rencontrer leurs femmes ou leurs hommes et leurs enfants. Il n’était pas aussi rare d’apprendre parmi les pensionnaires de la Mission que telle religieuse est retournée en Europe parce qu'enceinte de tel ou tel Père. En 1931, une rumeur semblable s'était répandue à Ipamu. Le Père Allard, vicaire délégué du Vicaire Apostolique du Kwango, en mission à Ipamu a dû intervenir. Il écrit dans son rapport de mission :

‘Une calomnie infâme circule ici sur le compte du P. Van Tilborg. On dit que la supérieure des SS. de S. Marie d’Ipamu, S. St. Paul a du rentrer précipitamment en Europe parce qu’elle était enceinte du P. V. T. Ces bruits ont couru d’abord chez les filles des Sœurs où S. St. Paul circulait dans une tenue négligée qui faisait apparaître une corpulence exagérée de certaines partie de son corps, du fait de la maladie. On me dit que le P.V.T. a été averti du bruit outrageant qui courait sur son compte. On l'a prié de se surveiller davantage : par exemple, d'espacer davantage ses visites et ses entretiens avec les religieuses, avec S. St. Paul tout particulièrement ; de faire moins de commérage avec elle ; de se mêler moins de leurs affaires ; d'être moins curieux de leurs faits et gestes ; on affirme qu'en pleine communauté devant les aides laïcs un peu étonné et scandalisés, il dit avoir visité la chambre de Sr. St. Paul... Le P.V.T., après ces avertissements, certain de son bon droit, n'a pas estimé devoir tenir compte de ces conseils de prudence et a continué comme si de rien n'était 1 .’

Ensuite, après avoir entendu le Père Struyf, il adresse la lettre suivante au Père Van Tilborg :

‘Je viens d'apprendre dans les détails, l'accusation grave qui a été portée contre votre honneur. Cette calomnie est colportée dans divers milieux. Je regrette vivement que vous ne m'ayez pas mis au courant, lors de ma visite à Ipamu, de cette rumeur outrageante, non seulement pour vous, mais pour nous tous, vos collaborateurs missionnaires. Si vous m'aviez parlé, nous aurions pu aviser ensemble aux moyens de faire cesser ces bruits et éventuellement de nous prémunir, vous et nous, contre leur nuisance. Aussi, dans ces conditions, estimé-je utile d'avertir au plus tôt le Vicaire Apostolique du Kwango, et de demander à Sa Grandeur qu'Elle daigne vous donner directement ses instructions en la circonstance.En attendant, vous jugerez comme moi, j'imagine, qu'il est nécessaire que de la façon la plus adroite, vous-même et vos collaborateurs, vous réduisiez au strict minimum, vos visites et les entretiens avec les religieuses et que vous vous borniez à régler avec les Sœurs les affaires courantes par correspondance. Il importe hautement que, par notre réserve, nous ne fournissions pas à autrui l'apparence même d'un prétexte à reproche 2 .’

Le célibat religieux n'est pas compris des autochtones, faute peut-être aux missionnaires de ne l'avoir pas expliqué. Les natifs soupçonnent les missionnaires de mener une double vie avec les religieuses.

En 1953, lors de l'ordination sacerdotale du premier prêtre ding oriental, l'abbé Victor Nsungnza, les danseurs de son village, avaient composé, entre autres, une chanson qui disaient à peu près ceci :

‘Victor les Pères t'ont trompé, tu n'auras pas de femme, tu n'auras pas d'enfants, ’ ‘Les Pères ont leurs femmes en Europe, les Pères ont leurs enfants en Europe ’ ‘Et ici, quand les Pères ont froid, les Sœurs les réchauffent. ’ ‘Victor les Pères t'ont trompé. ’ ‘Mais Victor reste avec eux, pour connaître leurs secrets, pour nous apprendre leur « science » 3 . ’

Cette chanson amusante, exécutée en langue locale et étouffée par les bruits du tam-tam, n'était comprise ni par le héros du jour, ni par les missionnaire ; et pourtant elle disaient ce que les Ding avaient compris du célibat sacerdotal.

Notes
1.

Trois intervenants (à Idiofa, Ipamu et Pangu) nous ont fait cette réflexion : « Les Pères et les Abbés disent la messe et confessent les gens, mais que font les Sœurs dans l'Église ? Quel est leur rôle ? Elles ne confessent ni ne disent la messe. Il y a là un secret que vous ne nous direz jamais... ». Nous avons objecté: « Mais que font les Frères ? ». À cette réponse, chaque fois, nos interlocuteurs semblaient surpris et se mettaient à rire. Alors comprenaient-ils où nous voulions en venir ?

2.

Ce récit est raconté un peu partout, mais personne ne dit qui a été le témoin oculaire de l'événement.

1.

ALLARD, Rapport au Vicaire Apostolique sur la Mission d’Ipamu, le 22 mai 1931., PM, farde Ipamu.

2.

ALLARD, Lettre à Van Tilborg, Impanga, le 22 mai 1931, PM., Farde Ipamu.

3.

ALLARD, Lettre à Van Tilborg, Impanga, le 22 mai 1931, PM., Farde Ipamu.

Vikitore mopere ma iyonge, Vikitore ma baa mukel bo,

Vikitore an'abo.

Vikitore mopere ma iyonge,

Mukel a mopere u bul ande, ban a mopere u bul andi.

Vikitore wata mopere,

Vikitore kwata magyel'a mopere [ cette chanson était exécutée au cours de la danse « kuk ». Cette danse étant d'origine lele, le chanteur ding essaie de donner une intonation lele à sa composition].