CONCLUSION GÉNÉRALE

La descente du Kasaï de Luluabourg jusqu'à son embouchure à Kwamouth par la flottille de l'Allemand Hermann Von Wissmann ouvre la voie à une occupation progressive du vaste bassin de cet affluent du fleuve Congo et à son exploitation économique par les Européens. Lors de cette descente, les voyageurs atteignent le pays des Ding orientaux, le 19 juin 1885. La rencontre des Ding orientaux avec les « premiers Blancs » se fait, selon le rapport de l'expédition, sans heurts.

La région des Ding orientaux est décrite comme prospère ; les habitants vivant dans des villages sous la conduite de leurs chefs, cultivent des champs et se livrent au commerce, notamment celui de l'ivoire. Les transactions commerciales s'effectuent grâce à l'utilisation de plusieurs formes de monnaie, notamment les coquillages et les cauris. Les traditions orales collectées et les études anthropologiques effectuées plus tard dans cette région confirment ces premiers témoignages écrits et précisent les formes d'organisation sociale et politique qui prévalaient ici.

La connaissance du Kasaï, apportée par l'expédition Wissmann, permet au roi des Belges, Léopold II d'entamer une occupation effective de cette partie de son territoire acquis à la Conférence de Berlin. À partir de 1886, plusieurs voyageurs européens sillonnent le Kasaï en le remontant et en le descendant. Ils s'intéressent aussi aux nombreux affluents de cette rivière et dans le pays des Ding orientaux, ils explorent la Pio-Pio, la Lubwe et la Loange. En 1893, les Blancs installent deux factoreries dans la région, l'une à Mangaï, chez les Ngwi, les voisins les plus proches de Ding orientaux et l'autre à Nzonzadi, chez les Ding orientaux de la rive droite du Kasaï, pour acheter l'ivoire, le caoutchouc et d'autres produits de la cueillette . La même année, un poste d'État est fondé à Lubwe par Lemarinel qui y installe quelques soldats sous la conduite d'un « Sénégalais » (sic).

Le bassin du Kasaï n'intéresse pas seulement les agents de l'État léopoldien et les commerçants, mais aussi les missionnaires à la recherche des âmes. Les protestants, sous la direction de George Grenffell, prospectent en premier la région. Ils ne s'établissent pas chez les Ding orientaux mais préfèrent aller plus en amont chez les Luba.

Dans le cadre des luttes qui les opposaient en Europe, les catholiques ne pouvaient pas accepter d'être devancés par les protestants. Les Scheutistes qui, auparavant, en 1886, avaient acquis de Rome, les droits d'évangéliser tout l'État indépendant du Congo, excepté quelques territoires de l'Est concédés aux Pères Blancs, vont chercher à s'implanter au Kasaï pour concurrencer les protestants anglo-américains. Le Scheutiste Émeri Cambier, encouragé et protégé par les agents de l'État, comme Macar, s'installe en 1891 à Mikalayi, près du poste d'État de Luluabourg, fondé par Wissmann. Mikalayi devient bientôt le centre d'expansion du catholicisme dans le Haut-Kasaï. À partir de ce centre, les scheutistes essaiment progressivement dans toutes les directions. Ils tentent une première fois en 1898 et 1899, sans succès, de s'établir chez les Ding orientaux près de l'embouchure de la Loange.

Entre temps, la multiplication des voyages sur le Kasaï et les contacts entre les populations diverses favorisent l'éclosion de plusieurs endémies dont la plus meurtrière reste la maladie du sommeil, probablement exportée au Kasaï à partir du Bas-Congo et de la région de Berghe-Sainte-Marie. Cette pathologie fait des ravages dans les Missions à peine fondées du Kasaï et oblige les scheutistes à s'occuper non pas seulement de la santé spirituelle de leurs convertis mais aussi de leur bien-être physique. Les missionnaires fondent alors des hôpitaux et des lazarets et font appel aux religieuses. À la même époque, dans leur Mission du Kwango, les jésuites eurent aussi à affronter cette terrible épidémie de la maladie du sommeil et durent la combattre jusque vers les années 1920. Cette pathologie a, non seulement marqué l'orientation de l'action missionnaire dans le Kasaï et dans le Kwango, mais elle a surtout accru les appréhensions des autochtones vis-à-vis des Européens. Cette maladie qui était inconnue avant l'occupation coloniale fut ressentie comme liée à la présence des Blancs. Le nombre des morts qu'elle a occasionnés confirmait dans les mentalités les idées selon lesquelles les Blancs étaient des « mangeurs » d'hommes et qu'ils avaient besoin de sacrifices humains pour faire marcher leurs diverses « machines » (les bateaux, les locomotives, etc.) et construire des maisons en pierre, des routes et des ponts.

En 1901, la situation économique change dans le Bassin du Kasaï. Un décret du roi Léopold II crée la Compagnie du Kasaï (C.K.) en fusionnant de nombreuses petites sociétés qui exploitaient l'ivoire et le caoutchouc dans cette région. La nouvelle compagnie établit ses factoreries dans toute la région à l'Est de la rivière Inzia. Dans le pays des Ding orientaux, la C.K. s'établit à Mangaï, elle récupère le poste d'État de Lubwe et elle s'installe à Pangu, factorerie qui, vers 1897, avait pris la relève de Nzonzadi abandonné. D'après les agents de la C.K. eux-mêmes, le territoire des Ding orientaux et surtout le bassin de la Lubwe a été le secteur le plus actif et le plus rentable de tout le bassin du Kasaï.

Quant aux missionnaires catholiques, ils tirent profit de la présence de la Compagnie du Kasaï. Cambier signe avec elle un contrat pour le portage du caoutchouc et pour plusieurs autres formes de prestations ; en retour la société paye le portage, alloue des subsides aux missionnaires et leur assure la protection.

C'est dans le cadre de cette collaboration que la C.K. qui a commencé la construction d'un hôpital à Pangu, sollicite les missionnaires de Scheut pour s'occuper de cet hôpital. Les négociations débutées en 1905, aboutissent par l'établissement à Pangu, en 1908, d'un poste de Mission, nommé Pangu Saint Pierre Claver. Mais les missionnaires appelés à œuvrer ici commencent, dès 1912 à connaître leurs premières difficultés : la C.K. supprime son hôpital et les subsides qu'elle allouait aux missionnaires. La Mission survit tout de même jusqu'à sa suppression en 1919. C'est en rapport avec ces difficultés financières et pour conjurer l'influence des protestants chez les Pende, dans le Sud de Pangu, que les Scheutistes entament, dès 1913, des négociations avec les Jésuites de Kwango en vue de leur céder la partie de leur territoire située à l'Ouest de la Loange et donc la Mission de Pangu. Ces pourparlers seront longs et laborieux et n'aboutiront définitivement qu'en 1921, lorsque Rome reconnaîtra la nouvelle frontière entre la préfecture du Kwango et le Vicariat Apostolique du Haut-Kasaï fixée à la rivière Loange.

Les Jésuites arrivent au Congo en 1893; ils reçoivent la juridiction sur la « Mission du Kwango » située au Sud-ouest du pays, entre, approximativement, la rivière Inkisi à l'Ouest et le Kwilu à l'Est. Leur mission initiale, désirée par le roi Léopold II, était de s'occuper des enfants dans les colonies scolaires créées par l'État. Une fois, sur place, ils seront obligés de se lancer dans l'apostolat classique consistant à enseigner les rudiments de catéchisme aussi bien aux enfants qu'aux adultes en vue de les baptiser. Du début de leur ministère jusqu'en 1900, les Jésuites ont cantonné leurs activités dans l'actuelle province du Bas-Congo et autour de l'actuelle ville de Kinshasa. C'est à partir de la fondation, en 1901, de Wombali à l'embouchure du Kwilu que l'évangélisation de l'Est du Kwango commence véritablement. Wombali, situé sur la rive gauche du Kasaï sera le point de contact entre les Scheutistes du Kasaï et les Jésuites.

Abandonnée par les Scheutistes en 1919, l'évangélisation de la région de Pangu et du pays des Ding orientaux reprend, d'abord d'une façon sporadique en 1920 et puis définitivement en 1921 avec la fondation de la Mission d'Ipamu par l'abbé Vanderyst et le Père Yvon Struyf. Les Jésuites d'Ipamu œuvrent jusqu'en 1931 dans la partie de l'actuel diocèse d'Idiofa située approximativement entre la Kamtsha à l'Ouest et la Loange à l'Est. Ils y fondent deux autres Missions : Kilembe en 1923 et Mwilambongo en 1926. En 1931, après des négociations en Belgique et à Rome, cette partie de la mission du Kwango est cédée aux Oblats de Marie Immaculée (O.M.I.) belges. Le dernier Jésuite, le Père Yvon Struyf, quitte Ipamu en 1933.

Après avoir brossé un tableau rapide de l'implantation des missionnaires chez les ding orientaux, portons à présent un regard critique sur les méthodes d'évangélisation employées par les deux congrégations missionnaires.

L'apostolat des Scheutistes (1908-1919) et des Jésuites (1921-1933) chez les Ding orientaux repose essentiellement sur quatre piliers : la catéchèse en vue des sacrements, la prière culminant avec la célébration de la messe, l'éducation et l'instruction de la jeunesse, le soins aux malades. La stratégie d'évangélisation est la même pour les deux congrégations. Le poste de Mission (Pangu ou Ipamu) reste la base opérationnelle à partir de laquelle tout s'organise. Les enfants recrutés pour l'école et les adultes catéchumènes sont regroupés ici.

La centralisation est plus forte à Ipamu qu'à Pangu. La Mission des Scheutistes semble plus ouverte, peut-être, parce qu'elle est, dès son origine, comme une dépendance de la C.K. : son site au bord du Kasaï, la laisse ouverte à tous les voyageurs qui montent et descendent à bord de dizaines de steamers qui sillonnent le Kasaï. Ipamu, par contre, a été bâti en pleine forêt, à bonne distance du village indigène. Il est l'œuvre des missionnaires eux-mêmes qui l'ont façonné à leur guise et qui en étaient les maîtres incontestables. Ipamu-mission, c'est, dans l'imaginaire populaire, le « village des Pères ». Le poste a des ressemblances avec les fermes-chapelles contestées du Bas-Congo. L'agriculture, l'élevage et d'autres moyens de production permettent aux missionnaires (religieux et religieuses) de vivre dans une certaine autarcie, certes limitée, et de pouvoir subvenir à la subsistance de quelques milliers d'hommes et de femmes qu'ils réunissent ici pour la scolarisation et le catéchuménat. Les missionnaires de Pangu et d'Ipamu ont aussi pratiqué la méthode de visite des villages. Les scheutistes ont surtout travaillé dans les factoreries et agglomérations crée par les Européens le long du Kasaï et de la Lubwe, tandis que les jésuites ont parcouru la terre ferme installant, ici et là, chapelles, écoles rurales et villages chrétiens (Mavula).

La méthode consistant à regrouper pendant deux ou trois ans les catéchumènes à la Mission, comporte, certes des avantages. Le missionnaire peut donner sur place, et dans un cadre approprié, toute l'instruction religieus. Mais il en résulte toutes sortes de problèmes logistiques posés par l'affluence des candidats et une infantilisation des personnes qui viennent attendre le baptême. Ceux qui viennent de loin restent entièrement à la merci des Pères ou des Sœurs pour leurs besoins élémentaires. Cette situation est favorable aux missionnaires qui peuvent, de cette manière, leur imposer leur diktat. La longue absence du village constitue une souffrance aussi bien pour la communauté qui perd des bras que pour le partant lui-même qui vit constamment dans la nostalgie du « pays natal ». À la mission, comme nous l'avons indiqué dans ce travail, les catéchumènes sont soumis à des corvées : champs, fabrication des briques, construction des maisons, etc. Le baptême, dans ce contexte, apparaît à certains comme un salaire qui récompense les années de durs labeurs. Ils croyaient même l'avoir acheté à la sueur de leur front. Toutes ces années passées à la mission et toutes les difficultés rencontrées devaient, d'une façon ou d'une autre, influencer le comportement futur du converti.

La tâche des missionnaires aurait été inefficace s'ils n'avaient eu recours aux auxiliaires locaux, en l'occurrence les catéchistes. Ceux-ci, malgré les défauts qui leur sont reprochés, ont été d'un apport indispensable pour l'évangélisation. Dans la société autochtone, le catéchiste a provoqué un changement important. Avec eux, les villages ont vu s'imposer dans leur échelle de pouvoir, des personnages qui tiraient leur légitimité non pas de la tradition ancestrale ni de l'appartenance au terroir, mais du fait qu'ils savaient lire et écrire et pouvaient servir d'interprètes entre Blancs et indigènes. Dans le Kwilu, les Jésuites avaient placé des jeunes adolescents comme catéchistes, ceux-ci, forts de leur pouvoir, ont à certains endroits commis des abus : autoritarisme, vénalité, excès sexuels, etc.

Nous avons constaté, tout au long du développement de notre étude, qu'il existait un décalage sinon un fossé entre la vision des missionnaires (Scheutistes et Jésuites) et celle des Ding orientaux. Les uns et les autres ne percevaient pas les choses de la même manière. Embarqués dans un même processus, celui de la « conversion », les uns et les autres ne visaient pourtant pas un même objectif et n'adoptaient pas les mêmes stratégies. Nous avons eu la nette impression que l'évangélisation du 19e siècle s'est faite sur un fond de malentendu productif dont les causes sont à rechercher dans les conditions historiques de l'implantation missionnaire et du développement de leurs actions. Ce contexte historique était celui de la colonisation, dominé par toutes sortes de vicissitudes : une montée des impérialismes et des nationalismes parmi les puissances européennes, des impératifs d'une paix coloniale propice à l'exploitation économique, le complexe de supériorité technique et intellectuel d'un monde occidental confiant en une science sans limite, les préjugés raciaux et les mythes de l'infériorité des cultures non-européennes, les rigidités d'une Église encore confortablement établie mais menacée en Europe par une montée du laïcisme et un scientisme idéologique, les aléas d'un juridisme romain laissant peu ou pas de place à l'initiative individuelle ou mieux à la « liberté d'enfant de Dieu », etc.

Les missionnaires belges qui débarquent au Congo et chez les Ding orientaux dépendent de trois niveaux de pouvoir : les supérieurs de leur congrégation, les instances romaines et l'autorité coloniale. Ces différentes hiérarchies fixent implicitement ou explicitement les objectifs à réaliser. Si pour Rome et les supérieurs de missions, le but poursuivi était apostolique, le pouvoir colonial visait à instaurer son ordre impérial, à « civiliser » et « mettre en valeur », c'est-à-dire exploiter les ressources du pays pour l'industrie de la métropole et à trouver des débouchés pour son commerce. Les missionnaires devaient donc concilier ces objectifs contradictoires. Cette tâche était, en fait, compliquée parce que les autochtones, censés être les acteurs de ce jeu, ne comprenaient ni la répartition des rôles ni le but poursuivi. Pour eux, la mission apparaissait comme une modalité de l'œuvre coloniale, une de ces « choses » que les « Blancs » ont apportées.

Toutes les sources montrent que les religieux et les religieuses acceptaient de quitter leur pays et leur confort du fait de leur foi qui, pour eux, était supérieure à toute aisance matérielle et méritait même le martyr s'il le fallait. Ceux qui acceptaient de partir vers ces contrées lointaines, vers cette « brûlante Afrique », cette « brousse congolaise », étaient enthousiastes et ils faisaient ce choix délibérément ; ils se promettaient d'être totalement disponibles aux populations à évangéliser, fidèles à l'Église et dévoués vis-à-vis de leur patrie. Lorsqu'ils arrivent sur le terrain, ils essaient de réaliser leurs promesses en cherchant à imposer leur culture et leurs traditions, confondues, pour eux, avec le christianisme. Toutefois leur démarche est contrariée par des difficultés de tous ordres.

D'abord, le milieu physique qui est différent de celui de leur pays d'origine ; ils ne peuvent pas l'aménager comme s'ils étaient chez eux. Ils doivent chercher à se l'approprier autrement. Ensuite, la proximité d'autres « Blancs » dans leur environnement immédiat. Ces derniers peuvent être agents de l'État, commerçants ou missionnaires d'une autre confession chrétienne. Les relations avec ces autres Blancs varient selon les opinions qu'ils partagent ou ne partagent pas avec les missionnaires catholiques, selon les intérêts qui motivent leur présence et les rapports qu'ils entretiennent avec les natifs. Nous avons noté, chez les Ding orientaux, que les rapports entre les Blancs (missionnaires, commerçants, agents de l'État) variaient suivant les époques et les évolutions politiques. Enfin, la dernière difficulté est liée au rapport avec les autochtones dont les missionnaires ne connaissent ni la langue ni les coutumes. Si, souvent, ils s'efforcent d'apprendre les langues locales ou d'apporter un idiome déjà répandu ailleurs (ciluba, kikongo), ils étudient les coutumes indigènes plus pour « dénoncer » leur « inanité » que pour en tirer vraiment partie. Les efforts des missionnaires qui ont tenté, de bonne foi, d'analyser la culture des indigènes, sont souvent restés superficiels non seulement parce que leurs auteurs demeuraient prisonniers des exigences des instructions romaines et de leur culture, estimée supérieure, mais aussi parce que, en plus de la difficulté de la langue, les natifs refusaient sciemment de leur livrer les secrets les plus intimes de leur culture.

Malgré, toutes ces contraintes, les missionnaires ont, parfois en forçant le destin, réalisé, comme ils le pouvaient leur programme : ils ont fondé des postes de Mission (Pangu et Ipamu), construit des églises, des écoles, des hôpitaux, parfois des routes et des ponts, de petites manufactures pour transformer les produits locaux; ils ont introduit de nouvelles techniques agricoles et d'élevage ; ils ont enfin baptisé, marié et confirmé de nombreux Ding orientaux et leur ont ainsi permis d'accéder à la modernité de type occidental. Mais comment ces Ding orientaux ont-ils négocié leur « adhésion » à toutes ces « choses de Blancs » ?

Pour répondre à cette question, il faudrait, au préalable, rappeler que la conversion au christianisme fut ici lente et laborieuse. Tel est du moins le constat que nous pouvons faire à la lecture des statistiques et des témoignages des missionnaires eux-mêmes. Les Scheutistes de Pangu semblent avoir eu plus d'adeptes chez les Ngwi que chez les Ding orientaux et les Lele.

Les premiers convertis furent avant tout des « esclaves », des orphelins et des enfants. Les adultes déjà mariés et responsables de leur famille acceptaient de confier leurs enfants aux « Pères », mais eux-mêmes n'y allaient pas. La méthode employée aussi bien par les Scheutistes de Pangu que par les Jésuites d'Ipamu et consistant à regrouper les catéchumènes pendant deux ans ou trois ans au poste de mission ne favorisait guère la venue massive des adultes. Quel est cet homme, à moins d'être irresponsable, qui laisserait sa maison, son bétail, ses champs et toutes ses activités de chasse ou de pêche, pour aller « attendre » 1 pendant deux ans, le baptême à la Mission ? Le « Dieu » des Sœurs et des Pères, comme disaient les gens, convenait aux enfants qui n'avaient aucune responsabilité et s'ennuyaient au village. Selon toutes les sources, jusqu'en 1933, les chrétiens ne constituent qu'une petite minorité parmi les Ding orientaux. Il n'y a jamais eu, à notre connaissance, un village qui ait été entièrement baptisé. Le nouvel ordre chrétien cohabitait partout avec l'ancien ordre païen.

Dès le commencement, l'arrivée des « Blancs » et des missionnaires chez les Ding orientaux et partout ailleurs au Congo et dans le bassin du Kasaï, constitue un vrai choc culturel. D'abord l'aspect physique de ces hommes de couleur blanche et au nez aquilin, les rapproche des fantômes. Et puis personne ne sait exactement d'où ils viennent et quelles sont leurs visées. Devant cette situation inédite, le comportement des natifs est ambigu : d'une part, ils craignent les missionnaires car ils ne savent pas de quel pouvoir (surtout d'ordre magique) ceux-ci disposent. Devant eux, ils sont dociles pour être tranquilles ou pour leur faire plaisir et bénéficier des avantages que la présence des missionnaires peut leur conférer. Les autochtones ne se dévoilent pas. D'autre part, les Ding orientaux savent qu'ils sont chez eux et que les missionnaires ne sont que des étrangers. Ils sont persuadés que leurs usages et leurs traditions sont les meilleurs, et que, s'ils les abandonnent leur société sera disloquée. Aussi, pour se préserver et se défendre, utilisent-ils l'art de la dissimulation. Par exemple, ils ne diront rien de sérieux au missionnaire trop curieux de connaître la tradition ancestrale ou ils empêcheront le catéchiste étranger d'avoir accès au secret du village. En lisant les registres de baptême, nous observons par exemple que les premiers baptêmes de membres de l'aristocratie régnante (clan Ntshum) ont été tardifs (vers 1928).

En même temps que les indigènes se méfient des missionnaires et rusent avec eux, ils essaient de tirer profit de toutes les choses étranges que ces Blancs ont apportées et qui peuvent leur procurer un avantage : les sacrements et les sacramentaux pour les protéger contre les sorciers et leur assurer une «  vie bonne » ; l'école et le baptême à partir du moment où ils commençaient à offrir l'opportunité d'enrichissement ou de changement de statut social.

Il est enfin important de se rendre compte que, si pour les missionnaires lire la Bible, réciter son bréviaire, parler de Jésus, porter la soutane, avoir une longue barbe et des lunettes, être célibataire, manger à table, dire la messe, baptiser, confirmer, confesser, conférer le sacrement des malades, marier, avoir une machine à bois, examiner avec un microscope, etc. paraît être naturel, pour les autochtones toutes ces « choses » sont des nouveautés et n'entrent pas dans leurs repères culturels traditionnels. Ils les observent, et comme les missionnaires ne leur fournissent pas d'explications conformes à leur vision du monde, ils cherchent eux-mêmes des explications dans leurs mythes, leurs traditions et leur histoire. Il est donc indispensable, si nous voulons comprendre la réaction des indigènes vis-à-vis de l'énoncé chrétien, d'étudier leurs traditions et leurs modes de vie. (Voir chap. 10, 11 et 12).

La réaction des autochtones devant les « actions » des missionnaires n'est; en réalité, pas différente de celle des missionnaires vis-à-vis des « mœurs et coutumes » des natifs. Les missionnaires trouvaient que le comportement des Noirs était étrange, leur langue et leurs mœurs bizarres ; les Noirs éprouvaient les mêmes sentiments à leur égard. Pour eux les « Blancs » avaient un comportement singulier et ils réalisaient beaucoup de « bizarreries ». Autant les missionnaires (les Blancs) inventaient des anecdotes, des mythes et des légendes pour dépeindre les Noirs, autant les Noirs imaginaient eux aussi, anecdotes, mythes et légendes pour dépeindre les missionnaires. Telle est la conséquence universelle qui découle de la rencontre de deux cultures proposant des visions du monde différentes.

Dans ce travail, nous avons aussi examiné quelques cas d'individus concrets réagissant devant la proposition de foi qui leur a été faite par les missionnaires. Il serait erroné de dire que toutes les conversions se justifient, comme nous l'avons indiqué plus haut, par le besoin de sécurité contre la précarité de la vie, la sorcellerie, la maladie et la mort et par la recherche d'un statut social (par le biais de l'école). Certes, ces raisons ont peut-être joué pour déclencher chez certains un désir de baptême, mais une fois ce sacrement reçu, ils ont pleinement vécu leur expérience de foi en naviguant à contre-courant de toutes les contraintes de la tradition ancestrale. Il y a des hommes et des femmes d'exception, qui, malgré toutes les pressions que pouvait exercer sur eux leur environnement familial, ont refusé toute leur vie d'aller consulter un devin, de sacrifier une chèvre aux défunts, etc. Pour eux, ces démarches relèvent du paganisme et un chrétien ne peut pas les entreprendre. Mais ces gens pouvaient, par contre, faire grande confiance à leur eau bénite ou à leur chapelet pour les protéger contre les attaques des sorciers auxquels ils continuent à croire. En somme, il n'y a pas de modèle unique de conversion ; les mobiles de chaque conversion relèvent à la fois des facteurs externes que l'historien ou le sociologue peut décrypter et des facteurs internes dont seul le converti connaît le secret. Même, baptisé parmi un grand nombre, chacun commençait sa quête de « vérité », là où il passait le reste de sa vie et suivant les rencontres qu'il faisait.

Il convient, pour finir, de noter que la «  foi en Jésus » ne se mesure pas en chiffres. La vraie question est celle de la sincérité de la conversion. Cette sincérité n'est pas quantifiable et on ne peut pas non plus la juger en fonction des pratiques ou des dévotions. Le chrétien qui sacrifie une chèvre sur la tombe de son ancêtre est-il moins sincère que celui qui se baigne dans une piscine à Lourdes ou qui porte sur son cou la médaille miraculeuse ? Nous constatons que cette sincérité est une affaire personnelle qui transcende les dogmes, les formalités juridiques et les a priori culturels. Chaque baptisé essaie à sa manière, selon sa conscience et selon son désir de vérité, de s'approprier ce qu'il croit avoir compris de l'Évangile et il en tire les conséquences pour sa vie quotidienne. C'est cela, en notre sens, « la liberté des enfants de Dieu » ; c'est cela, peut-être aussi, la signification de ce verset des Actes des Apôtres : « À la rumeur qui se répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa propre langue »(Actes, 2, 6) 1 .

Notes
1.

Les autochtones emploient l'expression kikongo « kukinga mbotika » (attendre le baptême) pour désigner le temps qu'on passe à la Mission comme catéchumène.

1.

Traduction oecuménique de la Bible, éd. de 1988.