Tout groupe social élabore des représentations de lui-même. Il met en scène dans l'espace public, les valeurs qui le font vivre, mais aussi ses craintes et ses aspirations. Ces mises en image, en son, en langage, à l'usage de ses membres mais aussi d'éventuels spectateurs extérieurs, ont toujours interpellé les ethnologues pour lesquels elles constituent une source inestimable de connaissances sur la société vivante, sur ses tensions et ses transformations. Marcel Mauss nomma ainsi dans une formule célèbre « faits sociaux totaux » ces phénomènes dans lesquels la société se donnait à voir, et qui, écrivait-il, « mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (...) et dans d'autres cas seulement un très grand nombre d'institutions » 1 . Il appelait le chercheur à s'intéresser à « l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d'autrui. ». Plus récemment, Clifford Geertz postulait que toute société porte nécessairement un regard en miroir non seulement sur ses propres pratiques mais aussi sur ce qu'il appelle son ethos, son style culturel, en quelque-sorte. Chaque groupe humain se livre ainsi à une réflexion sur sa propre culture, et propose des interprétations de celle-ci à l'usage de ses membres. Et ceux-ci, tout en réaffirmant dans ces occasions leur adhésion à la culture qui façonne leur perception du monde, peuvent avoir sur elle un regard critique, distancié, qui n'est pas le propre de l'ethnologue ou du savant. C'est dans ces moments que l'ethnologue doit se montrer particulièrement attentif pour essayer de comprendre ce qui se joue 2 .
Ces représentations peuvent prendre des formes diverses, mais elles sont présentes dans tous les groupes humains. Leur existence témoigne de l'impossibilité pour la pensée de rester entièrement abstraite. La culture, comprise comme un ensemble de conceptions, de représentations, une manière de percevoir le monde et d'y réagir, doit s'exprimer de façon concrète. Bronislaw Baczko, qui s'est intéressé à ce qu'il appelle les « imaginaires sociaux » 3 introduit d'ailleurs le propos de son ouvrage en soulignant que ceux-ci se traduisent obligatoirement par la présence physique d'éléments symboliques dans l'espace social : drapeau, cocardes, hymne, décorations, uniformes sont autant de signes possibles. C'est ainsi que le mouvement ouvrier naissant se cherche un drapeau. Une fois le choix fixé sur le rouge, il s'agit de lui inventer des origines. Toute une légende émerge alors : il aurait été « trempé dans le sang des ouvriers ». Ainsi, les imaginaires sociaux s'étoffent et se complexifient au fur et à mesure de leur mise en représentations, de la même façon que la mise en mots, en langage n'exprime pas seulement la pensée, mais lui permet de se construire et d'avancer, de progresser.
Denis Cerclet montre quant à lui que ce qu'une société est dans l'obligation de rendre visible est en fait, au-delà de sa tradition, ses perspectives, son projet. Il rappelle le cas fameux du village Bororo décrit par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques 4 qui traduisait concrètement dans l'espace la cosmologie de ce groupe humain, et dont la disparition, provoquée par les missionnaires, entraîna la perte des traditions religieuses.
‘ « Au même titre que la parole, [les objets qui occupent l'espace public] servent à fixer et à communiquer les représentations que des hommes se font de leur rapport au réel. Ils qualifient l'environnement et jouent un rôle de supports de mémoire (Halbwachs) dans le sens où ils sont les supports de la relation au passé dans l'exercice présent du social. Mais ils sont moins l'expression de la tradition que les lieux où sont socialement inscrites les perspectives actuelles qui permettent d'envisager les formes de l'action ». 5 ’C'est ainsi que l es groupes sociaux émettent en permanence un certain nombre de signes - mythes, récits, mais aussi production industrielle et artistique -, qui sont chargés de rendre tangible l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur(s) futur(s) possible(s). Ceux-ci jouent un rôle de miroir pour la société. Tout en révélant ses aspirations, ses idéaux, ils peuvent aussi être, pour un observateur attentif, les lieux d'expression des tensions, des conflits et des dynamiques qui la traversent.
MAUSS, Marcel, 1983, « Essai sur le don », dans : Sociologie et anthropologie, Paris, PUF (1ère édition, 1950), p 274.
GEERTZ, Clifford, 1983, Bâli, interprétation d'une culture, Paris, Gallimard.
BACZKO B, 1984, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot.
LEVI-STRAUSS, 1955, Claude, Tristes Tropiques, Plon, Terre Humaine.
CERCLET, Denis, 1997, « patrimoine, mémoire et société vivants », conférence au 8ème congrès des sciences sociales du Nord Nordeste, Université de Fortaleza (Brésil), 10-13 juin 1997, texte communiqué par l'auteur.