Patrimoines et sociétés

Parmi les éléments de notre société contemporaine qui témoignent de cet effort de la société pour réfléchir sur elle-même, certains attirent particulièrement l'attention par leur nombre et leur visibilité dans l'espace public. Ce sont les objets dits du patrimoine, qui se multiplient au point d'apparaître comme les manifestations d'un véritable phénomène social. Tout est désormais susceptible d'être englobé dans cette catégorie : monuments et bâtiments, mais aussi productions artistiques et artisanales, fêtes, savoir-faire, paysages... Le monde rural n'échappe pas à cette tendance. Au contraire, le patrimoine semble y envahir l'espace public, depuis le domaine de l'économie à celui de la culture, et des territoires ruraux tendent à accéder eux-mêmes au rang de patrimoine. De nombreux chercheurs se sont intéressés à ce mouvement, certains d'entre eux considérant même que le patrimoine constitue un « projet de société » pour les campagnes 6 .

Le patrimoine est une manière pour les groupes sociaux de mettre en scène leur existence. Selon André Micoud, il a pour fonction de « faire exister une entité collective, laquelle est toujours abstraite, en la rendant visible métaphoriquement par l'exposition des biens qu'elle aurait en commun » 7 . En créant du patrimoine, les groupes construisent des liens qui leurs sont propres d'une part avec le temps, en se réclamant de traditions et d'autre part avec l'espace, en se rattachant à des lieux.

Le lien avec le temps est sans doute le plus visible. Les éléments du patrimoine nous renvoient à la problématique de la transmission : que souhaite-t-on conserver, transmettre, du passé et du présent ? Ils sont de ce point de vue révélateurs de l'existence au sein de notre société d'un questionnement sur le temps et sur la façon dont nous envisageons notre présent entre passé et avenir.

Car si les patrimoines sont bien évidemment liés avec le passé dont ils sont issus, ils se veulent aussi tendus vers l'avenir, incarné par les générations futures souvent évoquées comme les destinataires pour lesquels on souhaite les préserver. Ils sont enfin rattachés au présent, perçu quant à lui comme le temps de la « prise de conscience » de leur importance et de la mise en place de l'action visant à leur préservation. C'est-à-dire que non seulement ils rendent visible dans l'espace public le lien que le groupe social qui les promeut souhaite entretenir avec un passé, une tradition, mais ils constituent aussi, de toute évidence, une tentative de réflexion sur son présent et son avenir. Ils forment les éléments d'un récit, d'une narration mettant en scène le groupe dans le temps et sont de ce point de vue particulièrement intéressants pour l'ethnologue. Ils témoignent à la fois de la mémoire et des utopies de la société qui les a institués. J'étudierai plus loin les liens qui unissent mémoire et utopie, qu'il me suffise ici de postuler avec Bronislaw Baczko que ces deux éléments sont en définitive les deux faces d'un même imaginaire 8 .

Mais le patrimoine est aussi lié au rapport qu'un groupe entretient avec l'espace. En effet, toute patrimonialisation est nécessairement localisée. C'est évident dans le cas des objets et bâtiments, mais même le patrimoine « immatériel » - légendes, récits, savoir-faire – doit exister concrètement en étant dit, transmis ou agi quelque part. Or, le patrimoine concerne toujours un groupe délimité quand bien même ce dernier est une diaspora, ou même constitué par les habitants de la terre entière lorsqu'il s'agit de désigner le « patrimoine de l'humanité ». André Micoud souligne à ce sujet que le patrimoine est toujours le « patrimoine de » quelque-chose ou quelqu'un, et que la question « de qui sont les patrimoines? » est centrale pour bien comprendre la notion 9 . Le patrimoine exprime donc les liens qu'un groupe délimité entretient avec des lieux.

Les éléments patrimoniaux se présentent dès lors comme une tentative d'interprétation des rapports au temps et à l'espace vécus par les différents groupes de population dans nos sociétés occidentales. Ce sont des « sémiophores », des objets visibles investis de signification, comme les qualifie François Hartog en reprenant un terme de Krzysztof Pomian 10 . Nous voyons bien en quoi, parce qu'ils touchent à l'expérience d'être au monde que partagent les membres d'un groupe social, les objets patrimoniaux peuvent être rattachés à ces fameux moments dans lesquels une société se donne à voir, et auxquels l'ethnologue doit se montrer particulièrement attentif.

Cependant, ne considérer dans une vision très restrictive que les objets patrimoniaux eux-mêmes, comme s'ils suffisaient à rendre compte des aspirations de la société, conduirait à faire l'impasse sur le fait que si tout groupe doit probablement exprimer son rapport au temps et à l'espace, le patrimoine n'est pas la seule manière de le faire.

Toutes les composantes de la société ne participent pas nécessairement à la patrimonialisation, et certains groupes restent largement en retrait de ce mouvement, persistant à penser leur environnement sans le recours au patrimoine. La notion a une histoire. Elle n'a eu cours ni en tous lieux ni en tous temps, et, là où elle existe, elle est loin d'être le seul mode de représentation de la société. D'importants débats apparaissent parfois autour d'opérations patrimoniales. Le contenu et la forme des projets peuvent être contestés. Si les éléments du patrimoine forment un récit, d'autres façons de dire l'histoire du groupe existent aussi, qui ne font pas forcément appel de cette façon à la médiation d'objets. Le patrimoine est donc un mode d'interprétation parmi d'autres de l'histoire d'une société, et il peut côtoyer voire heurter d'autres récits. Par contre, sa visibilité particulière dans l'espace public en fait le déclencheur de divers débats ayant pour enjeux le lien au territoire et les projets d'avenir des groupes sociaux. C'est pourquoi il m'a paru constituer un bon point de départ pour essayer d'éclairer la façon dont se posent aujourd'hui ces questions dans nos sociétés. C'est dans cette perspective que je souhaite m'y intéresser.

Notes
6.

CHEVALLIER, Denis (dir), 2000, Vives campagnes, le patrimoine rural, projet de société, revue Autrement, série "mutations", n° 194.

7.

MICOUD, André, 1995, « Le Bien Commun des patrimoines », in Patrimoine naturel, patrimoine culturel, Actes du colloque de l'Ecole nationale du patrimoine, La Documentation française, pp. 25-38, p 26.

8.

BACZKO, B., Les imaginaires..., voir en particulier l'introduction.

9.

MICOUD, A., « Le Bien Commun des patrimoines », p 27.

10.

HARTOG, François,2003, Régimes d'historicité, Présentisme et expérience du temps, Seuil, Paris, p 166.