Les Bauges, un espace en mutation

Le massif des Bauges, dont il sera question dans ce mémoire, apparaît comme un territoire marqué par une forme de multiculturalité 11 . Moyenne montagne un temps désertée, il fait partie de ces espaces ruraux qui connaissent depuis maintenant une vingtaine d'années une vague de repeuplement par des populations souvent venues des villes. Des groupes d'origine géographique, sociale et culturelle variée se côtoient (ruraux, néo-ruraux, « émigrés » de retour après un temps d'absence plus ou moins long, rurbains, saisonniers...). Les individus développent en fonction de leurs parcours des conceptions du territoire, de ce qu'il est au présent et de ce qu'il doit devenir, qui peuvent diverger voire entrer en conflit. Cependant, je défendrai dans cette thèse l'idée qu'ils s'efforcent aussi de créer entre eux des espaces communs, des lieux de paroles et de débats dans lesquels tous, quelle que soit la trajectoire dont ils sont issus, puissent prendre part à l'action politique et à la construction d'une société nouvelle.

Car, me semble-t-il, c'est bien de cela qu'il est question aujourd'hui, dans des espaces ruraux comme celui des Bauges : les individus y adoptent des modes renouvelés d'inscription dans un territoire. Ils créent de nouveaux ancrages à une époque où le groupe fondé sur la localité semblait voué à la disparition. Les Bauges sont à bien des égards pour leurs habitants un territoire d'expérience où la question du « vivre ensemble » est posée chaque jour de façon plus ou moins explicite. C'est pourquoi j'emploierai au sujet de leur rapport au temps le terme d'utopie, dans la mesure où je soutiens que ce qui est en jeu, c'est la possibilité de sortir des cadres de ce qui est connu, de rêver à ce qui n'existe pas (encore) et de le faire advenir.

Or, face à cette dynamique, la mise en oeuvre par les institutions locales, au premier rang desquelles le Parc naturel régional, de projets patrimoniaux ne fait visiblement pas l'unanimité. Au contraire, elle est le point de départ de débats intenses et passionnés. Le choix des éléments qui font l'objet d'une patrimonialisation est critiqué, ainsi que le sens qui est donné à leur mise en valeur. Mais au-delà des conflits ponctuels, il semble que l'histoire du territoire qui est exprimée au travers des opérations patrimoniales, parce qu'elle est en décalage avec les craintes et les aspirations des groupes qui l'habitent, ne soit pas en mesure d'apporter de réponses à leurs préoccupations et de constituer un support pour leur action.

Si le patrimoine échoue au moins en partie à leur fournir des outils, nous verrons que dans le même temps, les groupes d'habitants produisent de leur côté d'autres récits, d'autres histoires, qui se déploient au sein de leurs réseaux mais ne sont en revanche pas mis en valeur vis-à-vis de l'extérieur par les décideurs et aménageurs qui fabriquent le patrimoine. C'est pourtant dans ces récits que s'expriment et se construisent leurs projets pour vivre ensemble sur ce territoire. Les habitants y manifestent une façon de s'inscrire dans le temps et dans l'espace différente de ce qui leur est proposé au travers du patrimoine. Ce faisant, ils mettent d'ores et déjà en oeuvre leur désir d'une autre société pour les Bauges de demain.

Georges Balandier, suivi en cela par de nombreux chercheurs en sciences sociales, a mis l'accent sur le fait que les groupe sociaux, loin de constituer des totalités figées dans un éternel présent harmonieux, étaient au contraire perpétuellement en transformation non seulement sous l'influence de mouvements internes, mais aussi parce que toute société est en contact avec un environnement avec lequel elle interagit sans arrêt. Ce qu'il appelait le caractère dynamique des sociétés s'exprime dans les tensions, les changements, voire les ruptures et c'était, pensait-il, sur ces déséquilibres constitutifs de la vie de tout groupe social que devait se focaliser l'attention des chercheurs 12 . En choisissant d'analyser ce qui se passe dans le massif des Bauges à partir des conflits dans lesquels se heurtent les différents récits en présence, j'ai voulu m'inscrire dans cette perspective.

Je crois pouvoir ainsi proposer une lecture relativement originale des processus se déroulant actuellement dans certains des espaces ruraux qui, comme le massif des Bauges, ne sont pas voués à l'agriculture intensive. Mais, dans la mesure où la ruralité ne saurait être pensée comme une entité séparée de l'urbain par quelque mystérieuse frontière, ce sera aussi un point de départ pour interroger plus globalement la façon dont l'expérience du temps est pensée dans nos sociétés contemporaines. Avec la fin de ce qu'on a pu appeler les grands récits 13 et du mythe du progrès, une sorte d'hésitation semble nous avoir saisi. J'aurais recours pour l'analyser à la notion de présentisme, telle qu'elle a été développée notamment par François Hartog 14 . Ne serait-ce pas une conception présentiste de l'histoire qui serait remise en cause, avec la contestation d'une certaine patrimonialisation ?

Des anthropologues aussi différents que Mauss et Geertz insistaient chacun à leur manière sur l'importance pour le chercheur d'être attentif à ces lieux et ces moments où la société réfléchit sur elle-même. Ils rappelaient aussi la nécessité de conserver à l'esprit son caractère vivant, changeant, et le fait que les individus qui la composent sont eux-mêmes capables de la considérer à distance et d'en proposer des interprétations. C'est par un long travail de terrain et une insertion progressive dans la société locale que j'ai tenté de comprendre ce qui s'y jouait, aidée en cela par de nombreux habitants qui m'ont ouvert leur porte, m'ont aiguillée sur de nouvelles pistes et m'ont parfois livré leurs analyses des la situation.

J'ai adopté pour cette étude un plan en cinq chapitres.

Les deux premiers chapitres seront consacrés à la méthode utilisée et au cadre théorique dans lequel je situe mon travail.

Le premier d'entre eux consistera en une présentation du terrain et de la méthode que j'ai choisie pour mener cette recherche. Mon attention se portera d'abord sur la multiplicité des constructions territoriales dans les massif des Bauges, avant de dégager les spécificités de celle sur laquelle j'ai focalisé mon attention, qui correspond géographiquement au canton du Châtelard. Certaines de ses caractéristiques – multicuturalité, vie publique foisonnante, ainsi qu'une certaine ouverture de ses structures – la rendaient particulièrement intéressante. Puis je montrerai que la particularité de l'analyse que je propose tient à la méthode utilisée : l'immersion sur le terrain, qui m'a permis de travailler sur la façon dont sont réceptionnées les politiques culturelles menées par les institutions et dont celles-ci entrent en contact avec les dynamiques locales. A partir de quelques passages narratifs, je dirai comment mon insertion dans les Bauges m'a ouvert l'accès à une certaine compréhension de ce qui se jouait au niveau local. Ce chapitre s'ouvrira sur une interrogation sur le rôle du chercheur dans un tel contexte.

Le deuxième chapitre aura pour objet une réflexion sur la façon dont les groupes sociaux s'inscrivent dans le temps. Je m'intéresserai d'abord à la notion de patrimoine, et j'expliquerai comment l'analyse des débats entourant la patrimonialisation en Bauges peut nous éclairer sur les mouvements qui traversent actuellement le monde rural. Nous y verrons que le patrimoine est non seulement un discours sur le passé qui interprète le présent et envisage le futur, mais qu'il est aussi le symptôme d'un certain type de rapport au temps et que c'est peut-être d'abord en cela qu'il se situe en décalage avec les attentes de la population. Je défendrai l'idée que ces dernières relèvent de ce que l'on peut appeler l'utopie, avant d'amorcer une réflexion sur les liens qui unissent mémoire et utopie.

Dans les trois chapitres suivants, je m'efforcerai, à partir de l'étude de mon terrain, d'éclairer les questions des nouveaux rapports au temps, à l'espace et au social qui se dessinent actuellement dans les Bauges. J'ai conservé pour ceux-ci le mouvement de découverte du terrain qui a été le mien lorsque j'ai appris à connaître les Bauges.

J'entreprendrai d'abord de décrire les différents groupes en présence sur le territoire étudié afin de montrer comment se construisent et se négocient actuellement en Bauges de nouvelles formes d'espace public. A partir de l'histoire récente du canton du Châtelard et des trajectoires personnelles d'une certain nombre d'habitants, je me propose de mener une réflexion sur la multiculturalité - qui me paraît un trait important de la population locale -, sur les formes d'attachement au lieu des différentes composantes de la population, sur leurs nouvelles sociabilités, et enfin sur la légitimité dont peuvent bénéficier les uns et les autres pour prendre part au débat public au sein de diverses institutions. Cette partie s'achèvera sur l'apparition d'un nouvel acteur local : le Parc naturel régional.

Dans le quatrième chapitre, je me livrerai à une ethnographie des débats entourant quatre opérations de patrimonialisation que j'ai pu observer dans les Bauges : la restauration de la chartreuse d'Aillon, la labellisation de la Tome des Bauges, la mise en valeur de la réserve nationale de Chasse et de faune sauvage par la construction de la maison faune-flore, et enfin les opérations de communication concernant le territoire dénommé « coeur des Bauges » dans la terminologie du Parc. Je montrerai que derrière les tensions concernant ces éléments patrimoniaux se cachent des divergences de projets et des conceptions bien dissemblables de ce que doit être l'aménagement du territoire.

Enfin, le cinquième et dernier chapitre s'ouvrira sur la découverte et l'analyse des récits mémoriels portés par les habitants et acteurs du territoire, mais peu ou pas reconnus par les institutions. Nous verrons que dans leur tentative pour construire si ce n'est une nouvelle société, du moins un nouveau mode de vivre ensemble, les différents groupes en présence s'appuient sur un passé ouvert, fluctuant, et qui fait l'objet de débats et de réajustements. Ce sera aussi l'occasion d'étudier plus en détail le contenu des projets utopiques portés par les populations des Bauges.

Notes
11.

Ce terme est à utiliser avec précaution, car il peut recouvrir des réalités tout à fait différentes. Le concept de multiculturalisme a été utilisé notamment pour caractériser la cohabitation de cultures diverses dans les villes nord-américaines (voir par exemple TAYLOR, Charles, 1997, Multiculturalisme : différence et démocratie, Paris Flammarion). Or, ces cultures ont parfois été pensées comme des entités fermées par des frontières relativement étanches. Au cours de cette recherche, je veux plutôt m'efforcer de comprendre comment les habitants des Bauges créent entre eux certes de la séparation, mais aussi du lien.

12.

BALANDIER, Georges, 1988, Sens et puissance, PUF (1ère édition 1971).

13.

LYOTARD, Jean-François, 1979, La condition postmoderne, Paris, éditions de Minuit.

14.

HARTOG F., Régimes d'historicité...