Un territoire multiculturel

Aussi, l'une des premières choses qui m'ont frappée au fur et à mesure que j'apprenais à connaître les habitants des Bauges, c'est la grande diversité culturelle des individus qui se côtoient dans cet espace. En effet, que peuvent avoir en commun le rural de souche, qui a grandi dans une ferme qu'il a repris, le cadre supérieur descendant travailler en ville, le groupe alternatif écologiste venu fonder une communauté dans les années 1980, l'enfant du pays qui a fait des études et qui est revenu après avoir travaillé en ville, et bien d'autres personnages encore ? Leurs représentations du monde, leurs façons de penser et de vivre le territoire ne sont pas les mêmes.

Pourtant, énumérer ainsi en un inventaire à la Prévert les différents groupes de population (remplaçons toutefois les raton-laveurs par des blaireaux, beaucoup plus courants en Bauges), ne suffit pas à caractériser l'originalité de ce territoire. En effet, que dire alors de la diversité culturelle de la ville qui outre des populations d'origine sociale multiple accueille traditionnellement d'importantes communautés immigrées ? La multiculturalité ne saurait être l'apanage des campagnes. Ce qui me paraît vraiment intéressant et particulier, c'est que ces populations ne se contentent pas de se côtoyer sans se mêler, comme elles peuvent parfois le faire en ville, en habitant des quartiers différents, en se contentant de se croiser dans les commerces et les lieux publics, mais en se tenant par ailleurs à distance. Cette forme minimale de tolérance correspond sans doute à ce que R Hayden nomme « la tolérance comme absence d' interférence » (tolerance as noninterference) 21 . En Bauges, nous verrons que les individus nouent entre eux des relations d'ordre privé qui peuvent au premier abord paraître surprenantes. Classes d'âges et origines sociales y sont en particulier des obstacles franchis avec une aisance un peu déconcertante pour qui arrive de la ville, où un individu n'aura que de faibles chances de nouer des relations durables avec des personnes d'une autre génération ou d'un milieu social différent. L'obligation d'une certaine forme d'entraide liée aux conditions ( éloignement des commerces, des écoles, rigueur de l'hiver) est sans doute pour une part à l'origine de cette situation. Mais les codes de la sociabilité y sont aussi en partie différents.

J'émets donc l'hypothèse de l'existence d'une transversalité particulière de la sociabilité dans le monde rural. Les différents groupes de population ne se contentent pas de s'y juxtaposer dans une quasi-ignorance mutuelle. Même si des barrières demeurent, notamment entre ruraux de souche et néo-ruraux, une véritable forme de vivre ensemble se négocie et se renouvelle chaque jour.

Notes
21.

HAYDEN, Robert M., 2002 « Antagonistic tolerance. Competitive Sharing of Religious Sites in South Asia and the Balkans », Current Anthropology, volume 43, number 2, April 2002, pp. 205-231, p 205.