Vivre sur ce territoire

Il me faut en premier lieu donner quelques précisions quant à mon immersion sur le terrain. Je ne connaissais absolument pas les Bauges avant de débuter, à l'automne 1999, un stage pour le Parc naturel régional. Originaire de Grenoble et pratiquante assidue de divers sports de montagne, j'ignorais, comme beaucoup de Grenoblois, jusqu'au nom de ce massif pourtant proche que j'apercevais parfois au bout de la vallée du Grésivaudan lors de mes pérégrinations. En outre, j'avais jusqu'alors toujours vécu en ville et même si mes grands parents étaient issus d'un milieu paysan, le monde rural de moyenne montagne était dans mon expérience avant tout un lieu de vacances et de loisirs, puisque mes parents avaient l'habitude de louer chaque été une maison en Chartreuse ou dans le Vercors.

C'est pourquoi les Bauges constituaient pour moi une terre absolument étrangère lorsque je m'y installai en octobre 1999, date du début de mes recherches de DEA. Pendant plus de trois ans, jusqu'au printemps 2003, j'ai vécu dans ce fameux canton du Châtelard autrefois appelé « Vallée des Bauges », d'abord dans le hameau de Glapigny, qui fait partie de la commune de Bellecombe, puis dans un des immeubles de la station d'Aillon-le-Jeune, située à côté du hameau de la Correrie, dans la Combe de Lourdens. Durant cette période, je me suis peu à peu insérée dans la société locale.

Puisque j'étais venue dans le but de faire un stage pour le PNR, cet organisme fut ma première porte d'entrée sur le territoire. Le jour de mon arrivée, la chargée de mission patrimoine vida quelques étagères pour poser sur mon bureau une pile de rapports et d'ouvrages qui, espérait-elle, me permettraient de mieux comprendre la réalité locale. Elle m'envoya aussi à la rencontre de quelques membres de la « commission patrimoine » 23 du Parc. Je participais aux différentes réunions. Ma première appréhension du territoire devait beaucoup au point de vue des chargés de mission du Parc.

Mais dans le même temps, une autre histoire avait débuté avec mon emménagement dans le canton du Châtelard. Peu à peu, par la pratique d'activités associatives (notamment la chorale dont je faisais partie), par les relations de voisinage, je commençai à me constituer un réseau amical. Tout cela ne s'est pas fait du jour au lendemain. Au début, je fréquentais surtout les autres stagiaires du Parc, qui découvraient comme moi un milieu qu'ils ne connaissaient pas. C'est seulement petit à petit que certaines portes se sont ouvertes, avec parfois des étapes obligées, des franchissements de lignes invisibles, ou encore de discrètes mises à l'épreuve. Au bout d'un an, j'ai cessé de travailler au PNR. Mon exploration du territoire a alors continué sans le support de cet organisme. J'étais désormais une habitante parmi les autres.

Comment dire ce cheminement par lequel, peu à peu, j'en suis venue à me sentir moi aussi partie prenante d'une communauté locale ? En trois ans, il se passe une multitude de choses, et c'est par des dizaines de petits évènements que mon intégration s'est faite. Je peux citer, dans le désordre le plus total, les leçons de ski de fond prises en commun avec d'autres jeunes femmes pour payer moins cher, le cadeau acheté par toute la chorale à l'occasion d'une naissance, les visites pour le thé chez ma voisine agricultrice, le café offert par le patron du bar-dépôt de pain d'en bas de chez moi alors que mal réveillée, je descend acheter ma baguette, le coup de fil du propriétaire du gîte voisin qui a entendu parler de mon travail et que ça intéresse pour son mémoire d'Accompagnateur en Moyenne Montagne consacré aux Bauges, les randonnées en montagne avec d'autres jeunes, la soirée chez un ami qui a tué son mouton et organise un méchoui géant dans le four à pain du village... Et bien sûr les entretiens menés dans le cadre de la thèse qui se terminaient souvent en conversation amicale ou en invitation à dîner, quand ce n'était pas prévu d'avance.

Il est bien difficile d'expliquer le chemin qui peu à peu m'a fait connaître, comprendre et aimer cette société baujue si multiple. Au bout de combien de temps les réserves vis-à-vis de moi ont-elles disparu ? Ce n'est peut-être pas une bonne façon de poser la question car sans doute ne peuvent-elles pas disparaître totalement. Mais il est certain que j'avais ma place dans la voiture des dames du pays pour aller à la chorale et que ma présence ne gênait pas beaucoup les conversations. J'ai aussi eu l'occasion d'assister à des pratiques locales à la signification forte, comme la fabrication d'eau-de-vie à l'alambic, qui côtoyait parfois l'illégalité au niveau des quantités produites.

Notes
23.

Les commission sont les organes consultatifs du PNRMB. Elle sont constituées d'élus, de professionnels et d'individus intéressés par une thématique et font des propositions aux organes décisionnaires du Parc, en l'occurrence au syndicat mixte.