Quelques récits de terrain

En débutant par les récits qui vont suivre, je souhaite d'abord montrer au lecteur quelle était ma place sur le terrain et dans quelles conditions j'ai pu recueillir les données présentes dans cette thèse, « d'où je parle » en quelque-sorte. Mais il s'agit aussi de tenter de lui transmettre une partie de la dimension sensible du terrain, et de lui permettre, par un travail de description, de percevoir « l'ambiance » du quotidien dans les Bauges, ainsi que le caractère vivant et concret ce ce que j'ai pu partager durant plus de trois ans avec les habitants de ce territoire.

Pour cela, j'ai ré écrit à partir de mes carnets de terrain quelques passages qui me paraissaient intéressants, et je les ai ordonnés autour des quatre saisons. J'ai volontairement préservé leur côté subjectif, car c'est bien mon point de vue que je voulais ici mettre en avant.

Hiver

En voiture pour la chorale

Mardi soir, station de ski d'Aillon-le-Jeune. Peu avant 20 heures, après avoir rapidement avalé mon repas, je descends de mon appartement, sous le toit d'un des immeubles. Je suis bien emmitouflée dans mon manteau et j'ai mis mon bonnet, mais malgré tout, il fait froid et c'est donc dans le hall éclairé par la minuterie que je guette l'arrivée de Lucienne. Comme les vacances de Noël sont finies, la station est tranquille et malgré la neige qui recouvre les pistes, il y a peu de vacanciers. J'ai peur que Lucienne ne me voie pas et je sors finalement attendre dehors. Un jeune en casquette et baskets m'accoste et me demande où il pourrait acheter des cigarettes. Je réponds « Oulah ! A cette heure-ci, je ne sais pas. Tu devrais peut-être essayer de demander au pub, à l'Abreuvoir ». Il s'exclame « Mais c'est trop mort ici. J'ai pas l'habitude, moi, je viens d'une grande ville et on peut acheter des clopes même la nuit ». Nous discutons un peu. Je lui explique que beaucoup de commerçants sont en fait des double-actifs, qu'ils ont un autre métier et qu'ils ne vivent pas que de ça.

Lucienne, ponctuelle comme toujours, arrive à bord du minibus jaune qui sert au ramassage scolaire. Elle et son mari sont chargés de cette tâche, et chaque matin, l'un d'entre eux fait le tour des hameaux de la Combe de Lourdens pour récupérer les enfants avant de les amener à l'école du chef-lieu. Prudente, elle arrête son véhicule bien au sommet de la colline sur laquelle est construit mon immeuble, pour pouvoir ensuite repartir en descente, à cause du gel. Je me hisse à bord et lui fais la bise. Elle me demande « qu'est-ce qu'il voulait, celui-là ? » Je lui explique, et elle s'énerve : « Mais qu'est-ce qu'ils croient ces gens ? Il viennent chez nous et ils voudraient qu'ici ce soit comme en ville ». Lucienne est agricultrice à la retraite. Elle et son mari Victor ont exploité la ferme de la Correrie, la plus grosse du vallon jusqu'à leur retraite, avant de laisser la place à deux de leurs fils. Ce sont mes plus proches voisins permanents car, mis à part moi, personne n'habite à plein temps les immeubles de la station. L'été, leur grand troupeau de tarines se déploie devant mes fenêtres. Lorsqu'elles commencent à meugler, je sais qu'il est 17 heures, et qu'elles attendent la traite.

Nous nous arrêtons 500 mètres plus bas, devant une grande maison cossue, et attendons quelques instants, mais personne ne sort. Lucienne râle : « Mais qu'est-ce qu'elle fait ? Elle vient bien ce soir ? Il n'y a pas une finale de "Q uestions pour un champion " ou quelque-chose de ce genre ? ». Au bout d'une ou deux minutes, elle me demande d'aller voir. Je sors prudemment du camion et monte doucement la pente glacée qui conduit à la maison de Simone. L'année dernière, celle-ci s'est cassé le bras en glissant et je ne tiens pas à vivre la même aventure. Je frappe et je rentre. Elle est dans le hall et se prépare. « J'arrive, j'arrive ». Simone est institutrice à la retraite. Son mari a été directeur de la station. Ils louent des gîtes au rez-de-chaussée de leur grande maison. Nous montons toutes les deux dans le minibus, où, heureusement, le chauffage commence à faire son effet.

Le véhicule roule maintenant doucement dans la cluse qui sépare la combe de Lourdens de la vallée où se trouve le chef lieu d'Aillon-le-Jeune. La route longe le torrent, le nant d'Aillon. Lucienne est prudente. Deux ans plus tôt, elle a eu un accident à cause du verglas. Elle s'en est sortie sans trop de mal, mais la voiture a été pliée. Elle ne manque jamais de nous montrer l'arbre contre lequel elle a atterri, un gros érable en bordure de la route. « Attention, dit Simone, c'est toujours à Martinet que c'est gelé ». Martinet, comme son nom l'indique, est le lieu où les chartreux avaient autrefois installé leurs artifices. Aucun panneau ne signale l'endroit, mais on peut encore voir dans le torrent le bief et la trace des installations. Nous avançons au pas dans ce passage délicat.

A Aillon, nous nous engageons sur le parking éclairé qui jouxte la mairie. Deux personnes nous attendent en discutant dans une Peugeot 205. Ce sont Alice et Annie. Alice est, elle aussi, institutrice à la retraite. Plus jeune que Simone, elle est originaire de Haute-Savoie et a épousé un agriculteur d'Aillon, entrant ainsi dans l'une des grandes familles du village. Annie, qui est descendue d'Aillon-le-Vieux dans sa 205, a exercé divers métiers de type secrétariat tout en conservant quelques bêtes avec son mari.

Nous nous saluons et nous prenons la route en direction de Lescheraines, où ont lieu les répétitions de notre chorale. Lucienne ne va pas trop vite. Normalement, nous ne devrions pas voir de bêtes avec ce froid, mais sait-on jamais ? En automne, il faut se méfier des sangliers qui traversent la route devant nous. Dans le minibus, la conversation bat son plein : Annie demande à Lucienne si tous ses gîtes sont réservés pour février, car elle a eu des appels, mais les siens sont complets. Lucienne raconte que son mari est allé skier dimanche : il a fait « la Combe aux Biches ». « C'était très bon ». Alice me demande des nouvelles de ma thèse et me parle de son neveu qui finit sa thèse de biologie. Comme nous passons devant une grande bâtisse, Lucienne explique aux dames que la fille Untel va venir vivre dans cette maison. Annie commente : « elle doit être contente, sa mère, que ce ne soit pas vendu à des étrangers ». Le bus a maintenant dépassé le Colombier qui nous barrait l'horizon à droite, et l'on découvre la vallée du Chéran. Le ciel est dégagé et une grosse lune ronde semble bondir sur les montagnes au fur et à mesure que nous avançons. Elle éclaire les villages, et nous apercevons la Motte et le Châtelard de l'autre côté de la vallée.

C'est ainsi que chaque semaine pendant deux ans, j'ai co-voituré tous les mardi soir avec celles qu'à la chorale nous appelions amicalement « les dames des Aillons ». Pendant quelques temps s'est joint à nous Colette. Originaire de la combe de Savoie, Colette avait fait toute sa carrière à Lyon, où elle travaillait dans l'hôtellerie. Désormais à la retraite, elle était venue s'installer dans les Bauges d'où venait son père. Âgée d'une soixantaine d'années comme Annie, Simone et Lucienne, Colette avait cependant une façon de voir le monde bien différente de ces dernières. Après une entorse au genou qui l'a définitivement empêchée de randonner, Colette a quitté les Bauges pour aller s'installer à Marseille où vivait un de ses fils. Les dames des Aillons n'ont pas bien compris ce départ.

Au chaud dans un véhicule, prise dans le feu roulant de la conversation, j'ai beaucoup appris sur la population originaire de Bauges.

Printemps

Soirée au Châtelard

Après le concert de notre chorale dans l'église du Châtelard, nous nous retrouvons dans l'une des salles voûtées de la maison communale pour une petite soirée conviviale. Des gens de tous âges se côtoient dans une ambiance chaleureuse, depuis les enfants de certains choristes qui courent autour de nous aux personnes âgées, en passant pas les jeunes. Familles et amis sont là. Chacun a amené sa spécialité. Lucienne a pris des tomes et du chevrotin de la ferme, et tous la félicitent : les fromages de ses fils sont vraiment délicieux. Claire-Marie, qui est originaire du Nord, a fait des gaufres Belges qui ont un grand succès. Comme souvent, le spectacle continue, et chacun son tour pousse la chansonnette, raconte une blague ou une histoire qui se mime. Les refrains sont repris par l'assistance qui rit et applaudit. Jojo, le mari d'Annie a un peu trop bu. C'est un vieux monsieur au regard clair. Il raconte blague sur blague, suscitant des tonnerres d'applaudissement et de rires. Mi-rigolarde, mi-sérieuse, Annie le menace : « je ne te sortirai plus ».

Vers minuit, lorsque les plus âgés commencent à partir, Thomas, ingénieur agronome au Parc, prévient les jeunes dont Sandrine, la chef de choeur, et moi : « on va finir la soirée chez Freddy. On doit manger un lapin ». Freddy et son amie Estelle, qui étaient venus nous écouter, se sont déjà éclipsés. Ils habitent à deux pas de là, un appartement dans une maison de village du Châtelard. Ils vivent de petits boulots, saisonniers l'hiver dans les stations et ouvriers l'été dans les usines de la région. Nous trouvons chez eux plusieurs jeunes des Bauges que nous connaissons, ainsi que des amis de passage. C'est l'un d'entre eux, cuisinier de profession habitant en Bretagne, qui s'est offert de préparer un lapin « à la façon de sa grand-mère ». Pendant qu'attablés, nous devisons gaiement en vidant nos verres, il s'affaire devant les fourneaux, et pile le foie dans une sauce au sang. Lionel, un jeune du coin, nous montre ses appâts pour la pêche, fabriqués avec des plumes et des morceaux de fourrure. C'est assez fascinant. Nous décidons de refaire cette année une expédition « Tétras ». Il s'agit d'aller dormir dans une cabane d'alpage et de se lever à l'aube pour sortir dans le froid du petit matin et observer, cachés derrière les rochers, la parade d'amour des tétras-lyres, qui a lieu chaque année au mois d'avril. Le lapin est délicieux, et nous prenons date avec le cuisinier qui, mis au défi, nous promet de nous faire goûter les meilleurs pieds de cochon que nous ayons jamais mangé. Il est près de 5 heures du matin lorsque je prends la route pour parcourir la douzaine de kilomètres de petites routes tortueuses qui me sépare de mon domicile. J'ai certainement trop bu pour conduire. Alors je roule doucement dans le brouillard qui s'est levé et qui se révèle une véritable purée de pois. Au détour d'un virage, l'église d'Aillon-le-Vieux surgit devant moi, fantomatique, me révélant que j'ai parcouru la moitié du chemin.

Eté

Le collectif citoyen

Dimanche soir, fin juin. Ce sont les journées les plus longues de l'année. J'ai mal à la tête et la petite douleur au fond de ma gorge m'avertit que je couve une angine. Je suis fatiguée après une grande randonnée en montagne sous le soleil brûlant, et franchement, je n'ai pas très envie de reprendre ma voiture pour aller au Châtelard. Mais le collectif « Action Bauges citoyennes » organise son troisième forum sur le thème du « lien entre les générations », et je ne veux pas rater ça. Me voici donc repartie, toutes fenêtres ouvertes dans l'odeur de foin d'un soir d'été. Malgré l'heure tardive et le fait que nous soyons dimanche, ici et là, dans les champs, les tracteurs font le va et vient. Les fenaisons sont une des périodes de travail les plus intenses pour les agriculteurs.

C'est Patrick qui est en grande partie à l'origine du collectif. Patrick est ici un personnage. La quarantaine, carrure et voix imposantes, c'est le cinéaste des Bauges, auteur de documentaires et de plusieurs longs métrages. Il a quitté les Bauges à l'adolescence, a fait ses études à Paris et y a vécu jusqu'à ce que, ses enfants grandissant, il décide de revenir au pays. Il s'inquiète des clivages qu'il y observe. Pour lui, il faut recréer du lien dans les Bauges, du lien entre Baujus de souche et néo-ruraux, entre jeunes et vieux. C'est lui qui a eu l'idée d'organiser un débat sur le thème du lien entre les générations.

Arrivée au Châtelard, je me gare à proximité du restaurant Chez Evelyne, où aura lieu le débat. Quelques voitures sont déjà là. Dans la salle du restaurant, sur des chaises disposées en rond, une quinzaine de personnes attendent. On ne peut pas dire que l'évènement ait beaucoup mobilisé les gens. Outre les habitués du collectif et Evelyne, la patronne du restaurant, il y a peu de têtes inconnues. Quelques personnes âgées du Châtelard sont cependant là, recrutées pour l'occasion par des membres du collectif, ainsi qu'un lycéen. Un autre arrivera en scooter pendant le débat.

Evelyne s'approche et me demande gentiment « Qu'est-ce que tu bois ? ». Une fois que nous avons tous un verre à la main, Patrick introduit la soirée, et nous propose de travailler par petits groupes autour des tables. Nous nous séparons donc en trois groupes de 5 ou 6 pour discuter. Les personnes âgées et les jeunes sont équitablement répartis et nous avons donc à notre table un vieux monsieur et un adolescent. Nous sommes à peine deux mois après l'élection présidentielle d'avril 2002. En Bauges comme dans beaucoup de pays ruraux, le candidat du Front National a réalisé de très bons scores, arrivant en tête dans plusieurs communes. Sans que cela soit mentionné, cet événement est dans tous les esprits. Anne-Marie, la compagne de Patrick anime le débat à notre table et s'efforce de faire parler le vieux Monsieur. Celui-ci ne se fait pas trop prier pour déclarer qu'à son avis les jeunes ne respectent plus rien. La preuve, ils ne viennent même pas aux cérémonies du monument aux morts le 11 novembre et le 8 mai. Les écoles devraient pourtant les y amener. Il enchaîne, visiblement heureux d'être écouté, en nous racontant qu'il est allé à Paris, que dans la rue, il n'y avait que des Arabes, qu'il est même allé au Mac Donald's et que c'est une « négresse », très gentille d'ailleurs, qui l'a servi. Et de conclure sur le fameux thème du « on n'est plus chez nous ». Anne-Marie lui parle doucement, comme à un enfant ou à un malade qu'elle essaierait de raisonner. Ces étrangers, ils ne lui ont pas fait de mal. Alors, où est le problème ? On se parle, c'est certain, mais de là à se comprendre...

Le débat sur la Communauté de Communes

Autre soirée, autre débat. Celui-ci, organisé dans la salle de réunion de la mairie de la Motte porte sur la Communauté de Communes, son fonctionnement, son lien aux habitants. Cette fois, le public est plus nombreux et je suis assise au milieu d'une quarantaine de personnes. Deux membres éminents de cette collectivité ont répondu à l'invitation du collectif de venir dialoguer : la présidente et la vice présidente. La vice-présidente, c'est Laure, qui, sans être membre active du collectif, en est une sympathisante. Laure est maire de la Motte en Bauge. Après avoir quitté les Bauges à l'adolescence et avoir travaillé plusieurs années en ville, elle est revenue au cours des années 1980, dans la mouvance des mouvements de développement local. Elle fut la première salariée de l'association les Amis des Bauges et a lancé de nombreux projets dans ce cadre. C'est une figure locale. Aujourd'hui, elle occupe de nombreuses responsabilités, tout en demeurant critique notamment face au Parc dont elle est vice-présidente. A ses côtés se tient Florence, la présidente de la Communauté de Communes, qui est maire de Lescheraines.

De nombreux élus sont présents dans la salle, mêlés au reste du public. On remarque en particulier le maire de la Compote, agriculteur autodidacte, auteur d'un ouvrage intitulé Société Rurale et publié aux éditions l'Harmattan, et Joël, l'un des premiers néo-ruraux d'Ecole devenu conseiller municipal.

Laure commence par présenter la communauté de communes et en explique le fonctionnement. Elle le fait avec humour et la salle rit. Puis le débat s'engage et le public pose des questions aux élus. Rapidement, la discussion s'oriente sur le manque de transparence imputé à l'institution. Les élus présents dans la salle se défendent. Ils expliquent se sentir parfois mal aimés dans la mesure où ils acceptent d'assumer des responsabilités lourdes, de s'engager à assister à des réunions qui se terminent tard le soir, tout ça pour être critiqués par des gens qui ne se présentent pas eux-mêmes. Ils insistent sur la dimension de bénévolat. Florence affirme que quel que soit le temps et l'état des routes, 26 ou 27 élus sur 28 sont toujours présents aux réunions. Des gens dans la salle déclarent qu'ils souhaiteraient participer davantage aux décisions, sans pour autant être candidats à un mandat électif.

Soudain, de façon quasiment imperceptible, je sens que l'ambiance se crispe dans la salle. Un homme vient de faire son entrée et s'est assis à l'arrière, sur une chaise proche de la porte. Son allure contraste avec celle du public. Il porte un costume et une cravate. C'est le conseiller général du canton et président du Parc. C'est un élu de droite et les promoteurs du collectif, identifiés à gauche, représentent son opposition la plus virulente. Florence, Laure et la plupart des élus présents dans la salle sont socialistes. Autant dire que sa présence ne fait plaisir à personne.

Or, c'est précisément à ce moment là qu'une espèce de dispute éclate entre Claire une jeune femme membre active d'Oxalis, association réunissant essentiellement de jeunes néo-ruraux proches de mouvances altermondialistes, et Florence. Comme de nombreux membres de l'assemblée ont déclaré souhaiter être davantage au courant des travaux de la Communauté de Communes, les élus ont répondu que les séances de délibération, à l'instar de celles des conseils municipaux, étaient publiques, et que les dates et horaires étaient affichés sur les locaux de la collectivité, au Châtelard. Claire demande alors, de façon assez virulente, pourquoi ces informations ne sont pas placardées sur toutes les mairies, afin que les citoyens des Bauges ne soient pas obligés d'aller au Châtelard pour en prendre connaissance. Il s'ensuit un échange assez vif au cours duquel Florence lui réplique qu'il n'est pas compliqué d'arrêter sa voiture en passant devant la Communauté de Communes pour regarder les horaires. Elle conclut sur un ton légèrement condescendant : « A votre âge moi aussi, je réagissais comme vous, mais vous verrez, un jour, vous aussi, vous aurez sans doute envie de prendre des responsabilités » Claire va répliquer, mais Patrick l'interrompt et met fin de manière un peu rapide au débat.

Le lendemain, je reçois un mail adressé à l'ensemble des sympathisants du collectif, dans lequel il explique qu'il ne voulait pas prendre le risque de voir le collectif se ridiculiser devant le « spectateur en costard-cravate », en apparaissant comme un groupe de personnes qui ne veulent même pas descendre de leur voiture pour connaître les dates de séance de la Communauté de Communes.

Automne

Le groupe patrimoine de la Communauté de Communes

Lundi, c'est le début de l'automne. Déjà la neige recouvre les sommets des Bauges-devant, et achève de donner un air austère au site du Châtelard, dont les maisons se blottissent sous la butte du château. Je gravis les escaliers de service vermoulus de la maison Lespine. Celle-ci abrite au rez-de-chaussée la perception et à l'étage la Communauté de Communes. Quelques pièces ont été mises à la disposition des associations, en particulier de l'École de musique, et c'est là que se trouve, aménagé dans un ancien appartement, le local du « groupe patrimoine ». Avant même que je n'arrive sur le palier, des éclats de voix masculines, trahissant une vive discussion, m'informent que le groupe est déjà réuni. Groupe, c'est un bien grand mot, puisqu'il s'agit en fait de trois messieurs d'un certain âge, François, Pascal et Gérard, qui sont assis autour d'une table occupant la quasi-totalité de la petite pièce. Mon entrée est saluée amicalement « Bonjour Marianne, comment ça va ? ». Je fais la bise et donne quelques nouvelles. Puis je me tourne vers la grande armoire métallique qui recouvre le mur à côté de la porte et je l'ouvre. A l'intérieur, des dizaines de cartons de rangement, classés par thème (moulins et artifices, Parc naturel régional, chartreuse d'Aillon) ou par village, portant chacun une lettre indiquant une série et un numéro, comme aux archives. Je m'empare du dossier « Réserve nationale de Chasse et de Faune Sauvage d'Ecole », et je m'installe à mon tour, occupant la quatrième place autour de la table. Pendant que je commence à dépouiller les documents que je sors du carton, tâchant de retrouver le point où je m'étais arrêtée la fois précédente, la conversation a repris de plus belle.

François, Gérard et Pascal sont de très grands amis mais ne se ressemblent pas. Ils se sont rencontrés par l'intermédiaire de Louis Brun, ancien maire du Châtelard, conseiller général du canton, érudit local et président fondateur de l'Association pour la Sauvegarde de la chartreuse. Celui-ci est décédé en 1996 et tous trois gardent de lui un souvenir ému, comme étant celui qui leur a permis de devenir amis.

François est un monsieur à la carrure imposante. Originaire de la région roannaise, il était représentant de commerce et a épousé en secondes noces une femme originaire d'Ecole-en-Bauge. Ils sont venus s'installer à Ecole pour leur retraite. Après avoir fait des recherches généalogiques sur sa propre famille, il s'est intéressé aux Bauges. Il a publié un livre sur les forges et un autre sur la biographie de quelques Baujus célèbres. Comme il commence à être trop âgé pour conduire, il est en train d'acheter un appartement à Aix-les-Bains, où il a l'intention de s'installer. François est athée et plutôt anticlérical, de sensibilité de gauche. C'est une « grande gueule ».

Pascal, de ce point de vue, est un sérieux concurrent. Il dirigeait une PME en région parisienne. Son chalet en Bauges était sa maison de vacances, jusqu'à ce qu'il y prenne sa retraite en 1994. Il préside l'association pour la sauvegarde de la chartreuse d'Aillon et c'est un paroissien assidu. Il prépare un livre sur le petit patrimoine religieux du canton, et recense pour cela les croix et oratoires. Il a son franc parler et n'hésite pas, parfois, à mettre sciemment les pieds dans le plat. Ce fut le cas lors d'une fameuse réunion au Parc naturel régional durant laquelle il a pris à partie la chargée de communication en lui déclarant que le petit bulletin d'information du Parc était « écrit dans un langage ésotérique ». La remarque fit scandale et le mot est resté célèbre.

Gérard, quant à lui est aussi discret que les deux autres sont tonitruants. C'est un homme petit et mince, toujours calme et poli. Originaire de Tarentaise, c'est l'ancien professeur d'italien du collège. Il fait partie de la même chorale que moi. Très doué pour les arts manuels, il se passionne pour le travail du bois et a notamment suivi des stages pour apprendre à fabriquer un orgue de barbarie. Une fois son orgue confectionné, il a participé à plusieurs festivals dans la région, et avec d'autres membres de la chorale, nous sommes allés le voir à celui de Grenoble. Il mène depuis des années des recherches sur les moulins et artifices des Bauges et paraît avoir réuni une somme d'informations impressionnante. Il nous raconte parfois ses expéditions pour retrouver les traces des bâtiments dans les ruisseaux, guidé par quelque vieux Bauju encore vert qu'il doit aider à franchir les clôtures. Malgré l'insistance de ses deux comparses, il refuse de présenter son étude à un éditeur, expliquant que celle-ci est encore incomplète, et qu'il ne souhaite pas publier un travail qui ne serait pas impeccable.

Cela donne lieu à de longs débats entre eux. Mais aujourd'hui, ce n'est pas sur ce sujet que porte la conversation. Ni sur les évènements politiques du canton, autre thème habituel (François se targue, par exemple, d'avoir fait perdre le candidat de gauche dans sa commune aux élections cantonales, car il ne le jugeait pas sérieux). C'est des travaux de restauration de la chartreuse dont il est question, et plus exactement de la polémique en cours. De nouvelles fenêtres viennent d'être installées sur le bâtiment et elles sont en bois exotique. Gérard juge cela scandaleux : on aurait pu mettre des fenêtres en chêne. « C'est complètement anachronique », déclare-t-il. Évidemment, tout en faisant mine de me concentrer sur mon travail, je ne perds pas une miette de la conversation. Pascal explique qu'il y a des raisons budgétaires, que les fenêtres vont de toute façon être peintes, alors que cela ne change pas grand chose qu'elles soient en chêne ou en bois exotique. Mais Gérard n'est pas d'accord. Pour lui, ce n'est pas l'apparence qui compte, mais la vérité des choses. François intervient, et dit comprendre Gérard. Il trouve que le bois exotique, ça manque un peu de poésie. « C'est comme les messes que vous faites dans les salles communales », dit-il pour taquiner Pascal, faisant allusion au fait qu'avec le manque de prêtres, de nombreuses messes ont été supprimées au profit d'assemblées de fidèles qui ont lieu dans des salles des fêtes. « Personnellement, poursuit François, tout athée que je suis, j'ai toujours aimé visiter les églises, et je dois avouer que si la Vierge m'apparaissait, je préférerais qu'elle le fasse dans une église plutôt que dans une salle communale ! ». Là, je ne peux m'empêcher d'éclater de rire et de lever le nez de mes documents : « J'aimerais bien voir ça, François, que la vierge vous apparaisse ! ». Et nous rions tous franchement à l'idée d'un événement aussi incongru.

L'alambic

Novembre. Dans de grands tonneaux en plastique bleu, Thomas, l'ingénieur agronome du Parc, a entreposé depuis plusieurs mois des poires et des prunes provenant des vieux arbres qui entourent sa maison, avec un peu de sucre. Le grand jour arrive, et je viens chez lui, à Montlardier, sur la commune du Châtelard, l'aider à charger les tonneaux dans son antique 4L. C'est Roger, paysan de Bellecombe qui lui permet de profiter de son droit à 20 litres. Nous le retrouvons au Châtelard, ainsi que Dany, un Anglais qui vit à la Compote, qui a amené son appareil photo.

L'alambic, que l'on appelle ici familièrement « la marraine » se dresse à son emplacement habituel, dans le village de Glapigny. Il revient chaque année à la même époque. L'odeur caractéristique et un peu écoeurante des fruits distillés se répand dans tout le hameau. Il fait froid, et l'alambic crache de grandes volutes de vapeur derrière lesquelles il semble parfois prêt de disparaître.

Le vieux bouilleur de cru est un personnage. Dernier de la région, âgé de plus de 70 ans, droit comme un I sous son chapeau en feutre, il continue ses tournées. Il nous explique où verser le contenu du tonneau, et où placer les bidons pour recueillir la précieuse gnôle. Il faut d'abord laisser les bidons ouverts pendant plusieurs semaines, afin que l'alcool se débarrasse de certains éléments toxiques. Cela n'a jamais empêché certains de boire directement à l'alambic. Roger et lui commencent à nous raconter des histoires de saoûleries mémorables datant des années 1970.

Une agricultrice âgée, qui était là avant nous, m'embauche pour porter son bidon de 20 litres jusqu'à sa voiture. « Toi tu es jeune ». Thomas est monté sur l'alambic pour verser le contenu des tonneaux dans les cuves. Le vieux bouilleur de cru et l'agriculteur de Glapigny parlent maintenant des souvenirs de la guerre. Le paysan se rappelle de ce jour funeste de juillet où les troupes allemandes sont arrivées dans les Bauges par le col de Leschaux, pour réprimer la résistance. Il raconte comment les habitants de Glapigny, premier village sur la route, se sont cachés, la peur qu'il a éprouvé, sous la route, en entendant les bruits de pas de la troupe.

La nuit est tombée, et l'alambic éclairé brille de tous ses feux. Le cuivre resplendit au milieu des volutes de vapeur. Il respire et vibre comme un animal, une bête qui nous souffle son haleine au visage. Nous sommes tous fascinés. Dany fait des photos.