Partager du sensible

Il n'est pas facile de décrire la vie sur un territoire, de donner à voir et à ressentir ce qui s'y passe, ce qui s'y joue. Je veux d'abord souligner que ma présence longue dans les Bauges ne m'a pas seulement permis de bien connaître les habitants de ce territoire. Elle m'a conduite à partager avec eux une expérience sensible.

J'ai vécu avec eux le passage des saisons, nettement plus marquant qu'en ville. L'hiver, en particulier, avait son rythme, qui ne se pliait pas forcément à celui des humains. La neige et le gel pouvaient parfois paralyser la circulation pendant plusieurs jours, ou tout au moins rendre périlleux le moindre déplacement. Les dames des Aillons me téléphonaient alors pour m'avertir que nous ne descendrions pas à la chorale, et jusqu'à ce que les conditions redeviennent meilleures, j'allais à pied me ravitailler à la petite supérette de la station dans laquelle j'habitais, qui pratiquait malheureusement des prix rédhibitoires. Il fallait chaque automne installer les pneus-neige sur les voitures. Je me rappelle pendant une période de neige et de grand froid avoir été sermonnée par Victor, le mari de Lucienne, parce que je continuais à serrer mon frein à main et que celui-ci risquait d'avoir gelé. Il fouilla ensuite dans son bûcher et en ressortit avec deux coins de bois qu'il m'offrit pour servir de cale à ma voiture. L'hiver, c'était aussi le temps des belles journées enneigées et des après-midi de soleil durant lesquels seule ou avec d'autres jeunes, je parcourais les pistes de ski de fond de la Féclaz ou de Margériaz.

Au printemps, après la fonte des neiges, tout devenait boueux. La boue, inexistante en ville où béton et goudron évitent tout contact avec la terre, se révélait omniprésente dans les Bauges. Les vaches étaient de retour dans les champs. Parfois, un troupeau en cours de déplacement bloquait les voitures. Il fallait attendre.

Après le temps des belles prairies qui ondulent dans le vent venait le temps des fenaisons. Parfois, les agriculteurs, juchés sur les tracteurs, travaillaient très tard le soir. Alors même que nous rentrions de la chorale vers 22 heures 30, leurs phares montaient et descendaient encore les pentes.

La vie dans les Bauges, c'est aussi le règne absolu de l'automobile, ce qui peut paraître paradoxal pour les citadins aux yeux desquels celle-ci est souvent considérée comme l'apanage de la ville et de ses embouteillages. Mais la voiture est bel et bien l'indispensable objet du quotidien pour qui habite le monde rural. Voiture dont il faut prendre soin, que l'on amène chez le garagiste au moindre bruit suspect, de peur de tomber en panne de façon impromptue. C'est ainsi que parfois, alors que je rentrais fort tard, au milieu des bois par un temps glacial, la pensée m'effleurait que ce n'était pas le moment d'avoir un problème, d'autant que je ne possédais pas de téléphone portable. Voiture avec laquelle on sillonne le territoire, en long en large et en travers, prenant des raccourcis, évitant parfois de peu sangliers, blaireaux et autres représentants de la faune sauvage, nombreux dans les Bauges, quand ce n'est pas une vache échappée du pré voisin. Il m'est arrivé, par une nuit de brouillard, alors que je venais de freiner pour éviter des biches, de voir surgir devant ma Peugeot 205 un cerf majestueux, doté de bois monumentaux, qui traversa lentement la route devant moi. Je me demandai pendant quelques instants si ce n'était pas une hallucination tant cela paraissait irréel. Voiture qu'il faut parfois dégager de sa gangue de neige, autour de laquelle il faut pelleter longuement dans le froid glacial, en prévision d'un départ pour Lyon et l'université le lendemain. Voiture que l'on pousse pour la sortir du fossé, ou parce que le froid l'empêche de démarrer. Tout ce qui est susceptible de vous empêcher de conduire devient très vite un problème majeur. Un torticolis qui m'empêchait de tourner la tête et donc de contrôler les angles morts me causa de gros soucis. Mais que dire de Colette, jeune retraitée randonneuse, qui quitta les Bauges après qu'une entorse grave au genou l'ait immobilisée plusieurs mois, durant lesquels, ne pouvant plus conduire, cloîtrée chez elle, elle se sentit prisonnière des montagnes qui l'oppressaient ? Ou de Blandine, mère célibataire de trois enfants, qui se cassa un bras en changeant une ampoule ? La situation aurait certes été déjà gênante en ville, elle se révélait quasiment intenable dans les Bauges, et il fallu à la jeune femme l'aide de tout le voisinage et de son réseau d'amis pour surmonter ce mauvais pas. Ou encore de François, cité plus haut, qui fut contraint de descendre à Aix-les-Bains lorsque la vieillesse l'empêcha de conduire ?

Le territoire est sillonné, parcouru parce que l'on ne vit pas seulement dans le hameau où l'on habite. La poste est au chef-lieu du village, parfois distant de quelques kilomètres, ainsi que la fruitière. Le petit supermarché local est au Châtelard, avec la perception ou encore le collège. L'école de musique est à Lescheraines. Ceux qui ne travaillent pas dans les villes environnantes ont rarement un emploi dans le village même où ils résident. En vivant sur le territoire, on se trouve inséré dans des réseaux de personnes qui habitent les différents villages. La traduction « concrète » si l'on peut dire, de l'existence de ces réseaux se lit dans les trajets effectués quasi journellement à l'intérieur du canton. Un autre témoignage est constitué par les listes de diffusion internet utilisées par la part de la population la plus familiarisée avec ces techniques (en général, les plus jeunes des néo-ruraux) et qui couvrent tout le canton. Ainsi, les adhérents de l'association Oxalis, ou les sympathisants du Collectif Citoyen « Action Bauges Citoyenne » reçoivent par mail les informations relatives aux activités de ces différents groupes. On peut ainsi être tenu au courant de divers évènements par de brefs messages : « une projection de documentaire suivie d'un débat aura lieu samedi à telle heure à la « Halte des Bauges », l'épicerie-boulangerie-bar de Bellecombe, ou « La prochaine réunion visant à préparer le forum du collectif aura lieu dans les locaux du Football Club des Bauges à Lescheraines ». La « toile » sert ainsi de support à des réseaux locaux, comme l'ont montré d'autres travaux, en particulier sur le Vercors 24 .

Je vivais le territoire de la même façon que les autres habitants. Ou du moins – et la nuance est assez importante - de la même façon que la part néo-rurale de la population. Nous avions en commun cette expérience de l'espace.

Notes
24.

Voir TETU, Marie-Thérèse, 2002, Les nouveaux champs de l'urbain : passeurs, passages et ancrages sur le plateau du Vercors drômois, mémoire de DEA d'ethnologie, Université Lyon II.