Expérience de terrain, expérience de vie

Et je me sentais d'autant plus proche des néo-ruraux que d'une certaine manière, j'étais dans les Bauges une jeune néo-rurale parmi les autres. Il me semble ici nécessaire de préciser que mon installation dans ce territoire n'était pas seulement la conséquence d'une posture « réfléchie » de scientifique, soucieuse de pratiquer la fameuse « observation participante ». Si j'étais venue m'installer en Bauges, c'est aussi parce que vivre quelques années dans le monde rural m'intéressait personnellement. Je partageais avec les autres néo-ruraux le désir de vivre différemment, d'inventer autre chose que la vie que je menais en ville. Et cette démarche était sans doute aussi importante pour moi que mon travail de terrain.

La situation d'immersion sur le terrain est caractéristique du travail ethnographique. Depuis Malinowski, les ethnologues savent que pour mener à bien l'ethnographie d'un groupe, ils doivent partager sa vie et ses conditions d'existence pendant un temps plus ou moins long. Le chercheur est son propre instrument de recherche. Il engage sa personne et son affectivité sur le terrain. Il y noue des relations humaines, y éprouve émotions et sentiments. Il réagit à ce qui lui arrive en fonction des cadres que lui ont conféré sa culture et son histoire individuelle. Mais la lecture des différents ouvrages ethnographiques existants nous montre qu'au delà de ce principe, les modes et les degrés d'engagement sur le terrain varient en fonction de la capacité d'accueil dont témoigne le groupe étudié vis-à-vis de l'ethnologue, de l'objet de recherche choisi, mais aussi de l'ethnologue lui-même et de ce qu'il se sent capable de faire. Cette expérience est ainsi vécue différemment si le chercheur pratique des séjours plus ou moins longs (quelques heures, quelques mois) sur le terrain, interrompus par des périodes de prise de recul, durant lesquelles il retrouve sa vie « normale », avec en particulier son logement et peut-être sa famille. Cette situation induit une rupture entre le travail « de terrain » d'une part, et le reste de sa vie, que l'on peut qualifier de « privée ». Cependant, rien n'empêche que des personnes rencontrées sur le terrain et l'ethnologue se revoient une fois le travail fini et entretiennent des liens amicaux, la relation se jouant ainsi des frontières 25 .

L'une des conséquences du choix que j'avais fait en m'installant dans les Bauges est qu'il ne m'était définitivement pas possible de séparer d'un côté le versant de ma vie que l'on pourrait appeler personnel, privé, et de l'autre mon terrain. Le côté intime et le côté professionnel, en quelques sortes. Pour moi, les Bauges n'étaient pas le lieu d'un séjour plus ou moins ponctuel, elles étaient mon lieu de vie. Je n'étais pas absolument persuadée d'en repartir un jour, même si je l'envisageais parmi d'autres possibilités. Mon terrain était ma « vraie vie », je n'en avais pas d'autre.

Sans la motivation personnelle qui me poussait à m'installer dans les Bauges, j'aurais tout à fait pu choisir de mener mon terrain depuis la ville, en faisant sur place des séjours plus ou moins longs pour mener des entretiens ou assister à des évènements qui m'intéressaient particulièrement. Il est certain que les données que j'aurais pu obtenir de cette façon auraient été tout à fait différentes. Ce qui ne signifie toutefois pas qu'elles auraient eu moins de valeur. Je n'aurais alors pu être présente que pour ce que j'avais prévu d'étudier. Par contre, j'aurais sans doute été contrainte de faire un effort de réflexion plus important pour déterminer quels étaient les évènements dont l'observation était susceptible de me faire progresser dans la compréhension de mon sujet, et de quelle manière je pouvais me procurer des informations les concernant. Tandis que présente sur place, je me laissais en quelque-sorte porter par le terrain, modifiant la direction de mes recherches lorsqu'un élément m'interpellait.

Cette posture avait bien sûr des implications quant à mes rapport avec les habitants des Bauges. Quand je leur disais que j'habitais moi-même le fameux « canton du Châtelard », ils paraissaient souvent heureusement surpris. Je pense que cet état de fait était important pour eux parce qu'ils sentaient que j'étais, d'une certaine façon, entièrement avec eux et non pas en train de faire un travail d'observation pour le compte d'une entité extérieure à laquelle j'allais m'en retourner tôt ou tard.

Pour ceux que je côtoyais régulièrement, mon installation sur place m'avait ipso-facto conféré un statut dans le groupe. En effet, ma présence était relativement « normale » parmi l'ensemble des néo-ruraux. Tous ceux qui me connaissaient savaient que j'étais venue pour mener une recherche, mais il n'était pas franchement plus incongru pour une ethnologue de s'installer en Bauges que pour un cinéaste, un cadre travaillant dans une grande entreprise, un maquettiste ou un intermittent du spectacle. Le groupe que je souhaitais étudier n'était pas une communauté relativement fermée - groupe religieux, ethnique - où les étrangers sont rares, considérés avec circonspection, et se voient assigner une place attitrée quelque-peu en marge 26 . Je m'intéressais à un ensemble de personnes qui se caractérisaient par le fait d'habiter un territoire et de s'efforcer de fonder une société ancrée dans le local. Il s'agissait donc d'un groupe ouvert, dans lequel pouvaient facilement s'insérer de nouveaux arrivants. Le fait de venir habiter les Bauges et de m'intéresser à la vie locale m'en ouvrait donc les portes, sans avoir à accomplir d'autres démarches.

En tant que jeune néo-rurale, j'ai donc rapidement bénéficié d'une place comme membre du groupe à part entière. Pour les ruraux de souche, je faisais plus ou moins partie du contingent de néo-ruraux venus habiter les Bauges depuis une quinzaine d'année. Quant aux néo-ruraux eux-mêmes, nous verrons dans ce mémoire que leur venue dans une région telle que les Bauges s'inscrivait dans un projet d'inventer de nouvelles façons de vivre, et que cette utopie partagée les conduisait à chercher de nouveaux modes de sociabilité. Ils me considéraient comme partie prenante du projet, de l'utopie. Rien ne disait que je n'étais pas venue animée comme eux par le désir d'une vie plus proche de la nature, d'une sociabilité différente. Et moi-même je ne savais pas ce que j'étais d'abord : chercheuse, ou néo-rurale et j'oscillais entre ces deux identités. Tout en m'efforçant de prendre du recul, je partageais avec ceux qui avaient choisi de s'installer là un attachement sentimental pour le pays. C'est ainsi que retrouver les montagnes après chaque période d'absence me procurait un sentiment de bonheur sans mélange. C'était avec joie que je reconnaissais tous les virages de la route et que je voyais se déployer devant mes yeux les uns après les autres les paysages familiers, tandis que je saluais par des appels de phares ou de petits coups de klaxon les voitures des amis que je croisais. Pratiquant moi-même la randonnée en montagne, j'aspirais à une forme de lien avec le reste de l'univers, avec cette « nature sauvage » qui est un élément important de l'utopie des néo-ruraux.

Loïc Wacquant raconte dans Corps et âme 27 avoir été tellement heureux dans l'ambiance du club de boxe de Chicago auquel il s'était inscrit pour les besoins de son terrain qu'il avait sérieusement songé à abandonner sa carrière universitaire pour se lancer complètement dans la boxe. De la même façon, j'aurais très bien pu renoncer à terminer ma thèse et demeurer sur place, néo-rurale parmi les autres, en quête d'une nouvelle société. J'y songeais parfois, lorsque je rentrais d'agréables soirées ou en parcourant les crêtes du massif recouvertes au printemps d'un tapis de fleurs. Grâce à mes réseaux, j'y aurais sans doute trouvé un travail dans le domaine du développement local, ce qui m'aurait permis d'utiliser certaines des compétences que m'avait données ma formation en ethnologie. Je songeais par ailleurs à passer le brevet d'accompagnateur en moyenne montagne, afin de passer une partie de ma vie en plein air, plutôt que dans les bibliothèques et les séminaires ou devant mon ordinateur !

Notes
25.

Ainsi, dans son Journal de Plozévet, carnet de terrain publié de nombreuses années plus tard, Edgar Morin évoque le cas d'un couple qui va peut-être sortir de son carnet de terrain en devenant une relation amicale. Il s'efforce alors visiblement d'établir clairement la séparation entre terrain et relations privées. Cf MORIN, Edgar, 2001, Journal de Plozévet : Bretagne, 1965, La Tour d'Aigues, l'Aube.

26.

Prenons le cas de Béatrix le Wita qui réalise un travail su la grande bourgeoisie. Elle fonde son travail sur un corpus de récits de vie qu'elle est allée recueillir auprès de membres de ce groupe. Même si elle l'avait voulu, elle n'aurait pu s'insérer sur le terrain au-delà de certaines limites puisque ne possédant pas la généalogie nécessaire, elle ne pouvait devenir membre du groupe étudié. LE WITA, Béatrix, 1988, Ni vue, ni connue, approche ethnographique de la culture bourgeoise, Edition des la MSH, Paris.

27.

WACQUANT, Loïc, 2000, Corps et âme, Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, Agone.