Présence longue

Tous ces éléments ont certes contribué à me conférer une place au sein de la société locale, mais c'est seulement grâce à une présence longue que j'ai pu réellement gagner celle-ci. C'est au fur et à mesure de mes trois années et demi de présence que je suis peu à peu devenue membre de réseaux locaux. Je faisais partie de la chorale de Lescheraines, je me rendais à certains évènements organisés par Oxalis (conférences, projections de film), je donnais parfois un coup de main à la préparation d'évènements, j'avais des amis avec qui je pratiquais le ski de fond ou la randonnée. Beaucoup de Baujus connaissaient de près ou de loin mes travaux et en discutaient avec moi à l'occasion. J'étais au courant des évènements qui se préparaient parce que j'entendais leurs organisateurs en parler longtemps à l'avance : foire, fête de village, concert. Je recevais aussi des e-mails m'avertissant, par exemple, qu'une manifestation allait avoir lieu devant la communauté de communes pour protester contre le licenciement de l'intervenante en musique des écoles, ou bien qu'un atelier d'écriture serait organisé la semaine suivante avec un écrivain.

Cette situation avait plusieurs conséquences. De mon côté, je savais qui était qui. J'étais capable de replacer les uns et les autres dans leurs réseaux, mais aussi dans leur trajectoire. Je savais quel était le parcours des personnes que je côtoyais et d'où elles tiraient leur éventuelle légitimité à traiter des affaires publiques. Au fur et à mesure que ma connaissance des Bauges progressait, je saisissais davantage les allusions, les sous-entendus, les enjeux cachés de certains débats. Je connaissais les individus, les lieux et les évènements auxquels il était fait référence. Pour tout dire, je partageais une culture.

Du point de vue de mes interlocuteurs, finissais par faire partie du paysage, j'étais engagée dans les réseaux locaux, et l'on n'hésitait guère à parler devant moi de choses et d'autres. Ainsi, tous les mardi soir, dans la voiture pour la chorale avec Lucienne, Simone, Annie et Alice, la conversation battait son plein. Après quelques hésitations lors de mon arrivée, ma présence était peu à peu devenue habituelle. L'ambiance s'était détendue et divers sujets étaient abordés devant moi, y compris la recension des généalogies locales, à laquelle je ne pouvais évidemment pas prendre part, mais que je ne me lassais pas d'écouter.

Pourtant, cela ne veut pas dire que ceux que je côtoyais oubliaient totalement que j'étais aussi une chercheuse. Plusieurs signes témoignaient du contraire. En particulier, il arrivait que l'on me confie de façon plus ou moins claire des messages, que l'on espérait manifestement me voir porter auprès d'instances supérieures. Un peu comme ces fameuses critiques sur le Parc qui m'avaient été livrées lors de mon DEA. « Toi qui travaille sur les Bauges », m'interpellait-on parfois, pour me demander mon opinion sur tel ou tel événement local. Il est aussi arrivé que l'on me déclare « j'ai un livre à la maison qui va t'intéresser », ou encore que l'on m'invite à venir voir des documents de types photos, ou vieilles coupures de journaux. Mes interlocuteurs m'interrogeaient aussi, en particulier sur le Parc et son rôle, puisqu'ils savaient que j'y avais été stagiaire pendant plusieurs mois.

Mon installation dans les Bauges m'a permis de ne pas demeurer en surface de ce territoire, c'est-à-dire de ne pas me limiter à la connaissance des groupes les plus apparents ou les mieux dotés en terme de moyens de communication. Comme je le soulignais plus haut, lors de ma première année de recherche, alors que je préparais mon DEA en tant que stagiaire du Parc, je suis avant tout rentrée en contact avec des groupes connus de cet organisme : associations avec lesquelles des partenariats avaient été noués, individus membres des « commissions » 30 . Il s'agissait de personnes dotées d'un certain capital culturel et social, ayant souvent un niveau d'étude relativement élevé qui les situait du côté de ce que l'on peut appeler la « culture légitime ». Pendant les années qui ont suivi, j'ai peu à peu appris à connaître une autre part de la population, qui a tendance à se tenir à l'écart des institutions. J'ai en particulier noué des relations avec de nombreux jeunes non qualifiés menant une vie marquée par la précarité. La plupart d'entre eux travaillent en hiver comme saisonniers dans les stations locales et le reste de l'année comme intérimaires dans les usines des environs du massif. D'autres sont intermittents du spectacle, animateurs dans les colonies de vacances, serveurs, cuisiniers ou aides dans les commerces des sites touristiques quand la saison bat son plein. D'autres encore se lancent dans de petites productions agricoles qui leur permettent rarement de vivre mais peuvent constituer un complément de revenus - miel, plantes médicinales, petits fruits. Un partie d'entre eux vit des minima sociaux. C'est le cas en particulier de mères seules avec des enfants. Cette population n'est évidemment pas tellement mise en avant par les institutions. Elle constitue pourtant une bonne partie de la jeunesse du massif. Ce sont des enfants d'agriculteurs qui n'ont pas été tentés par le métier, ou dont les parents avaient déjà abandonné l'exploitation, des enfants de petits artisans qui n'ont pas voulu partir trouver un emploi régulier en ville. Ce sont aussi des enfants de néo-ruraux, ou des jeunes venus occuper un emploi saisonnier et déterminés à rester coûte que coûte parce qu'ils ont décidé que leur vie était là et pas ailleurs.

J'ai appris à connaître les préoccupations quotidiennes de ceux qui vivent sur ce territoire, loin de clichés sur la campagne. Ainsi en est-il par exemple de la sempiternelle question de la voiture, absolument nécessaire, mais si chère à entretenir, mais aussi des soucis liés à la garde d'enfant pour les mères célibataires, ou encore de l'inquiétude qui accompagne les périodes de chômage plus ou moins longues, quand on ne retrouve pas de travail. La vie pourtant continue. Les jeunes couples n'attendent pas un hypothétique emploi stable pour avoir des enfants. Tous pratiquent diverses activités peu chères ou mêmes gratuites. Ainsi, une comédienne intermittente du spectacle organise tous les mercredi soir un atelier jonglerie dans une grande pièce de son domicile. Les employés des stations skient gratuitement. Les autres pratiquent parfois le ski de fond en fraude, en essayant d'éviter les cabanes des contrôleurs de forfaits. Comme les loyers sont encore relativement peu chers, on parvient le plus souvent à avoir un petit jardin ce qui permet de faire un potager et d'inviter l'été ses amis autour d'un barbecue. Ce n'est pas énorme, mais suffisant pour se dire que la qualité de vie est tout de même supérieure à celle des villes.

Notes
30.

Organes de consultation du Parc naturel régional, voir chapitre III, partie 4.