L'un des principaux arguments de ma thèse consistant à montrer de quelle manière une vision de l'histoire construite par différentes institutions organisées autour du Parc naturel régional s'oppose à une autre construite par la communauté locale formée par les habitants, je vais être amenée à manipuler un certain nombre des termes tels que « habitants », « acteurs », « institutions », qu'il me faut ici préciser quelque-peu.
Le mot « institutions » s'avère assez pratique pour désigner des entités qui ont une existence juridique à laquelle correspond l'exercice d'un pouvoir : le Parc, la Communauté de Commune, le Conseil Général, la DRAC, etc... Cependant, la « communauté locale », bien que ne bénéficiant pas d'une existence légale est elle aussi une institution aux yeux des sociologues et des anthropologues, dans le sens où elle est une construction sociale qui participe du mode d'organisation d'une société, de sa façon de penser le monde 35 .
Il serait donc tout à fait caricatural d'opposer des « habitants » aux actions plus ou moins atomisées à des « institutions », sortes d'entités conscientes. D'une part parce que le « territoire », « les Bauges », « la communauté locale » sont elles-mêmes des institutions qui organisent les rapports sociaux. D'autre part parce que les institutions légalement définies sont elles-mêmes constituées par des individus qui les font vivre. Ceux-ci partagent, dans une certaine mesure, la vision du monde qui a conduit à leur création. Mais il est aussi possible, tout en étant partie prenante d'une institution, de s'opposer à ce qui apparaît comme l'idéologie dominante au sein de celle-ci.
De plus, les institutions quelles qu'elles soient ne sont pas des ensembles aux limites précisément définies, fermées et imperméables. Au contraire, il est particulièrement flagrant dans les Bauges qu'elles s'interpénètrent, et que leurs marges sont floues. Certains salariés du Parc, porteurs dans leur travail des conceptions qui prédominent au sein de cet organisme habitent le canton du Châtelard et se comportent à d'autres moments comme des membres de la communauté locale, de nombreux membres d'associations locales participent aux commissions du Parc, des élus sont aussi membres d'associations, etc. Des passerelles diverses et variées existent donc.
Par ailleurs, j'ai mentionné plus haut le fait que je préférais parfois parler des « habitants » plutôt que des « acteurs » car ce dernier terme était souvent utilisé dans les milieux des chargés de développement pour désigner ceux parmi les habitants qui s'engagent dans les processus auxquels ils s'intéressent. Je voulais souligner par là ma volonté de m'intéresser à un groupe plus large que celui ainsi désigné comme actif.
En même temps, le mot acteur renvoie à l'action, terme qui, j'y reviendrai dans le dernier chapitre, est lié au domaine politique par la tradition philosophique occidentale 36 . Or, dans la mesure où je m'intéresse à la construction d'une communauté locale, c'est bien sur la façon dont les individus s'engagent activement dans un espace public que je vais me pencher. J'utiliserai donc dans ce sens le mot acteur, mais avec une acception assez large. Comme je le développerai plus loin, faire partie d'une chorale, venir assister à la projection du film du réalisateur local peut aussi manifester la volonté de faire exister la société baujue et se rattacher par là au domaine de l'action politique.
BERGER, Peter, et LUCKMANN, Thomas, 1986, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck.
Voir à ce sujet ARENDT, Hannah, 1983, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy (1ère édition, 1961).