Le rôle de l'ethnologue : être passeur ?

Enfin, il est difficile d'échapper à la question de l'utilité des sciences sociales en général et du travail ethnologique en particulier, et la présentation de ma recherche serait sans doute incomplète si elle n'abordait pas cet aspect. Quel peut être le rôle d'un ethnologue dans la cité, et plus précisément de l'ethnologue qui s'intéresse aux Bauges aujourd'hui ?

Penseur à la fois de l'altérité et de l'unité de l'humanité, l'ethnologue a toujours eu un rôle de traducteur, chargé de rendre compréhensible par les uns le sens des us et coutumes des autres, et de montrer que ceux ci ne sont pas si absurdes qu'ils ne peuvent le paraître au premier abord. Il est donc un porteur de parole, investi de la tâche délicate de mettre en mots des conceptions du monde. Dans notre monde contemporain, il explore les mutations culturelles auxquelles donnent lieu les transformations rapides de nos modes de vie, et plus que jamais joue son rôle de passeur entre des groupes différents.

Depuis le début de mon travail de recherche en Bauges, j'ai effectué un parcours qui m'a conduite du point de vue sur le territoire de ceux qui travaillent pour l'institution Parc naturel régional au point de vue des groupes d'habitants dudit territoire. En vivant avec ces derniers, j'ai découvert des problématiques locales dont je n'avais jamais entendu parler au Parc, et qui ne sont visibles ni dans ce qui est rendu public par les médias, ni dans les comptes-rendus de réunion. J'ai pris conscience du fossé qui pouvait exister entre la façon dont le territoire est perçu par ceux qui le considèrent depuis une position de relative extériorité - touristes ou citadins des villes voisines qui le fréquentent pour leurs loisirs, décideurs et aménageurs des grandes administrations, qui en assurent la gestion sans y vivre -, et ce qu'il représente pour ceux qui l'habitent.

Le constat que les territoires ruraux font aujourd'hui l'objet d'une forme d'appropriation de la part de multiples usagers qui n'y vivent pas forcément a été fait par de nombreux chercheurs 37 . Dès lors, les conflits d'intérêts sont nombreux, les plus connus étant sans doute ceux qui opposent paysans-chasseurs et écologistes, mais on peut aussi citer les tensions entre aménagement touristique lourd et préservation des paysages, ou encore entre le développement d'une industrie locale potentiellement porteuse de nuisances (bruits) et la tranquillité de ceux qui voient dans les espaces ruraux des lieux en marge d'un certain type de développement où venir se ressourcer. En outre, il me semble que pour des raisons diverses, le point de vue des groupes habitant ces territoires demeure relativement peu connu. On peut citer comme de probables explications le fait que les centres décisionnels demeurent pour la plupart situés en ville, ou encore la relative nouveauté du mouvement de repeuplement qui affecte les espaces ruraux, qui explique que l'on n'a pas forcément pris la mesure des nouvelles dynamiques qu'il engendre. L'analyse d'un chercheur sur ces problématiques peut être un des éléments permettant à ces différents groupes de progresser sur le terrain d'une compréhension mutuelle.

D'autre part, au sein du territoire lui-même, l'altérité est bien présente. J'ai déjà mentionné la situation de multiculturalité qui me paraît être aujourd'hui celle des Bauges. Parmi les groupes en présence, certains ont visiblement du mal à se comprendre. Nous verrons en particulier que les difficultés de la relation entre ruraux de souche et néo-ruraux préoccupent de nombreux habitants, qui cherchent un moyen d'y remédier. Entre ruraux préoccupés par la disparition de l'espace agricole et néo-ruraux en quête d'espaces sauvages, les représentations du monde ne sont pas les mêmes. Le fossé semble aussi parfois se creuser entre ceux qui sentent diminuer leur poids collectif et leur emprise sur le territoire et ceux qui au contraire acquièrent peu à peu une position. La valeur travail, la religion, le lien à la collectivité, l'écologie sont autant d'exemples de sujets qui peuvent diviser fortement les habitants. Aussi, tous n'interprètent pas de la même façon les mutations en cours. Dans le même temps se développent diverses tentatives pour échanger et mieux se comprendre, en particulier du côté du monde associatif et de la culture. Elles sont plus ou moins couronnées de succès.

En effet, les groupes en présence ne disposent pas tous des mêmes moyens de se faire entendre dans le débat public, et en particulier de donner à leurs aspirations une visibilité à l'extérieur de l'espace local. Tandis que les institutions les plus importantes - collectivités locales, grandes associations - sont dotées de larges possibilités en terme d'accès aux médias ou à l'espace public de discussion, les associations les plus modestes et les groupes d'habitants non organisés peinent parfois à faire entendre leur voix. Tous ne possèdent pas non plus des clefs culturelles nécessaires à l'accession à certains espaces de parole. Certaines personnes m'ont ainsi expliqué ne pas participer aux commissions du Parc parce que, disent-elles, elles « ne savent pas parler ». Alors que plusieurs groupes utilisent régulièrement le petit « journal cantonal d'information », Vivre en Bauges, pour publier des tribunes et participer au débat, d'autres n'y sont que peu ou pas représentés. Nous verrons aussi au cours de cette thèse que les uns et les autres ne bénéficient pas de la même légitimité en fonction de leur origine et de leur parcours. Tous n'ont pas accès aux mêmes lieux de paroles. Conseils municipaux, associations et groupes informels se côtoient. Certes, la transversalité existe, mais il n'en demeure pas moins qu'à côté des groupes les plus visibles sont aussi présentes des composantes plus discrètes de la population. Je pense en particulier aux habitants vivant dans des situations précaires, qui tiennent cependant à demeurer sur place et qui constituent une grande partie de la jeunesse du territoire.

L'ethnologue que je suis se voudrait donc modestement passeur de parole, en travaillant dans les deux directions citées ci-dessus. Il s'agit d'une part de faire connaître les désirs et les aspirations des habitants des espaces ruraux à ceux qui s'intéressent au devenir de ceux-ci, et d'autre part, à l'intérieur même du territoire, de permettre aux différents groupes en présence de mieux se connaître et de mieux se comprendre

C'est pourquoi je prêterai au cours de ce travail une attention particulière à tout ce qui témoigne de l'existence de façons différentes de penser le monde, et notamment aux représentations de l'espace et du temps. Je m'attacherai donc en priorité à l'étude des tensions, des conflits et des ruptures de communication qui témoignent de la présence de projets différents pour le territoire. En prenant du recul par rapport à mon expérience de terrain, je tâcherai de replacer dans une perspective plus large les positions des individus, notamment en m'intéressant aux cadres culturels au sein desquels ils ont construit leur réflexion, mais aussi à leurs trajectoires personnelles. Je m'efforcerai ainsi de construire une analyse susceptible de fournir des clés de lecture de ce qui se joue actuellement dans les Bauges aux acteurs de cette localité.

Pour cela, il me paraît important de souligner la nécessité de la restitution qui devra être effectuée, et au cours de laquelle je m'efforcerai, dans la mesure du possible, de toucher l'ensemble des groupes concernés, des institutions les plus établies aux groupes les plus marginaux à l'intérieur et à l'extérieur du territoire. J'ai l'intention pour cela de m'appuyer sur le réseau associatif qui me paraît relativement transversal. Je sais que je devrai être particulièrement attentive à ce que les conditions choisies permettent au plus large éventail possible d'accéder à mon travail et de se le réapproprier.

Mais cette étude a aussi évidement pour but de faire progresser la connaissance des mutations actuellement en cours au sein des espaces ruraux, et de fournir des pistes à ceux qui s'interrogent sur leur signification. Les analyses menées ici intéresseront bien sûr les ruralistes de tous bords, chercheurs et aménageurs. Mais j'ai aussi la conviction profonde que ce qui se joue actuellement dans ce que l'on appelle la campagne dépasse le cadre de la ruralité. En effet, le rural ne peut aujourd'hui plus se comprendre indépendamment de l'urbain. Bien que je ne souscrive pas aux analyses annonçant la captation totale du rural par l'urbain, dans la mesure où ce qui est en cours ne me paraît pas relever de l'uniformisation mais au contraire de la création de nouveaux modèles, il me semble cependant que les deux réalités sont aujourd'hui intimement liées. Les ruraux sont pour beaucoup d'entre eux d'anciens urbains désireux de sortir d'un mode de vie dont ils ne veulent plus. Ce qu'ils construisent actuellement, ils l'élaborent face à l'urbain tel qu'ils le perçoivent et à partir des cadres culturels qu'ils ont acquis en ville. Par ailleurs, la ville fait partie de l'espace vécu de tous les habitants des Bauges, même des ruraux qui ont toujours habité le massif, qui s'y rendent au moins pour faire des courses ou voir des médecins spécialisés, quand certains de leurs proches n'y vivent pas. Ville et campagne ne sont pas deux entités radicalement séparées, mais sont en constante interpénétration, et la preuve en est que le mouvement de peuplement qui revitalise actuellement les Bauges est bel et bien issu des villes. C'est pourquoi les aspirations au changement qui se manifestent en Bauges ne sont pas à mon avis à comprendre comme un mouvement propre aux campagnes, mais préfigurent des tendances plus larges de la société.

Notes
37.

Voir en particulier HERVIEU, Bertrand et VIARD, 2001, Jean, Au bonheur des campagnes, La Tour d'Aigues, éditions de l’Aube (1ère édition 1996).