Chapitre II. Les Bauges entre patrimoine et utopie

Pour tenter de comprendre les évolutions en cours dans les Bauges, je vais prendre pour point de départ un sujet qui suscite localement bien des conflits : le patrimoine.

La désignation et la mise en valeur d'éléments patrimoniaux font en Bauges l'objet de nombreux débats qui mettent en scène diverses composantes de la population. C'est en assistant à plusieurs controverses et en constatant l'ampleur des tensions à ce sujet que j'ai eu, lors de mon étude de DEA, l'intuition que quelque-chose d'important se jouait là. En effet, alors que se posent de nombreuses questions quant à l'aménagement du territoire et à son devenir, il pouvait sembler paradoxal de voir les gens se passionner et s'affronter à propos de la façon dont devaient ou ne devaient pas être mis en valeur certains éléments hérités du passé.

Le sujet du patrimoine s'est révélé d'autant plus intéressant que le canton du Châtelard se situe en position centrale au sein du territoire du Parc naturel régional du Massif des Bauges. Or, selon la loi, « peut être classé en Parc naturel régional un territoire à l'équilibre fragile, au patrimoine naturel et culturel riche et menacé, faisant l'objet d'un projet de développement, fondé sur la préservation et la valorisation du patrimoine. » ³⁸ . C'est-à-dire que la notion de patrimoine, récurrente dans cette phrase, est au coeur de la définition des politiques publiques concernant cet espace. Nous verrons d'ailleurs que décideurs et aménageurs l'utilisent énormément dans l'élaboration de leurs projets et y consacrent d'importants moyens humains et financiers.

En outre, le choix de cette approche permettait de placer d'emblée le problème sur le plan des rapports que les groupes sociaux présents dans les Bauges entretiennent à l'espace et au temps. En effet, comme nous l'avons vu en introduction, le patrimoine renvoie autant au lien qu'un groupe social entretient à un territoire qu'à la façon dont il envisage son inscription dans la durée. Or, il parait particulièrement intéressant de creuser ces problématiques au sein des espaces ruraux contemporains dans la mesure où ceux-ci, longtemps perçus comme le lieu de l'archaïsme et de l'enracinement, sont aujourd'hui marqués par une forme de multiculturalité, par de nouvelles façons de vivre l'espace et par la projection d'un désir d'inventer de nouvelles formes de sociabilité. Les liens au temps et à l'espace y sont actuellement mis en question et retravaillés. Dès lors, l'interrogation de l'objet patrimoine et des débats qui l'entourent peut nous permettre de mieux comprendre les évolutions qui se dessinent.

En effet, si le patrimoine est l'un de ces signes visibles par lesquels les groupes sociaux expriment dans un même élan les traditions auxquelles ils souhaitent se rattacher et leurs aspirations, alors tensions et conflits autour de celui-ci signalent sans doute une remise en cause de ces perspectives. Dans quelle mesure assiste-t-on à un questionnement par une partie de la population des valeurs qui ont présidé à l'émergence du patrimoine ? Le patrimoine rend-il compte de ce fameux désir d'inventer de nouvelles façons de vivre porté par les habitants des Bauges ?

Je vais essayer, au cours de cette thèse, d'apporter des éléments permettant d'avancer dans la compréhension de ces problématiques. Pour cela, je commencerai par interroger la notion de patrimoine : quelles sont les spécificités de ce discours du passé et que signifie son immense succès dans notre société ?

Le patrimoine peut d'abord être rattaché à la mémoire, et donc au jeu du souvenir et de l'oubli par lequel le passé est sans cesse reconstruit en fonction des enjeux du présent. C'est pourquoi nous allons d'abord voir que les débats qui entourent en Bauges la question du patrimoine portent en fin de compte moins sur le passé que sur le présent et le futur de ce territoire. Leur étude peut nous permettre de mieux cerner les projets qui se confrontent.

Mais si le patrimoine est une façon d'exprimer ce que l'on envisage pour l'avenir, il n'est pas la seule possible. Le choix par une société de ce mode d'expression pour dire ce qu'elle est et ce que sont ses projets est en lui-même révélateur d'une certaine façon de faire le lien entre passé, présent et futur, qui se caractérise par la conservation. Dès lors nous pouvons nous poser la question de ce que nous dit de notre représentation du temps l'extension du domaine de la patrimonialisation dans notre société en général, et dans le monde rural en particulier.

Enfin, je me pencherai sur les dynamiques qui sont à l'oeuvre actuellement parmi les groupes sociaux habitant les Bauges. La notion d'utopie me semble pouvoir rendre compte de leur posture quant à l'avenir. J'essaierai de montrer en quoi la pensée utopique peut à mon avis bousculer le rapport au temps induit par certaines formes de patrimoine.