Le patrimoine, une construction sociale

Le patrimoine, comme de nombreux chercheurs l'ont mis en évidence est une construction. Dans notre société contemporaine sans cesse en mouvement, en transformation, certains éléments sont choisis pour échapper à la destruction, voire même à l'évolution. Ils accèdent donc à un statut qui les place en rupture avec les flux qui semblent désormais régir la plus grande partie de nos existences. Il suffit pour s'en persuader de s'intéresser à ce que l'on pourrait appeler la face cachée du patrimoine, c'est-à-dire à tous les éléments qui ne font pas l'objet d'un tel processus et qui par conséquent disparaissent lorsqu'ils ne remplissent plus leur vocation première. Pour une automobile conservée et présentée dans un musée, combien ont été démontées, les pièces revendues, le métal fondu ? Pour une usine ancienne sauvegardée au titre du « patrimoine industriel », combien ont été démantelées sans autre forme de procès pour laisser place à des formes plus modernes de production ? Pour une fête de village qui se perpétue, une langue régionale sauvée de l'extinction, combien se sont éteintes à l'issue des Trente Glorieuses ?

Du passé, on ne peut tout conserver. Il faut bien choisir quelques témoins, susceptibles de nous rattacher à une histoire, à une tradition, et de nous rappeler les valeurs qui fondent le groupe. Les éléments patrimoniaux sont donc en quelque sorte des exemples, et chacun d'eux renvoie a un passé plus large que sa simple histoire. La labellisation de la tome des Bauges, tout en assurant la perpétuation d'un produit précis, de son goût et des savoir-faire qui s'y rattachent, doit aussi mettre en valeur l'ensemble de la culture baujue de l'élevage bovin et plus largement encore la paysannerie disparue.

Tout processus de patrimonialisation débute par une parole qui désigne l'objet ou l'élément à préserver. Les membres du groupe qui participent à l'action de préservation commencent en effet par justifier celle-ci en proclamant l'importance de conserver le souvenir de telle ou telle période pour comprendre ce qu'est leur société. Par exemple, pour ceux qui ont créé en Bauges l'Association pour la Sauvegarde de la Chartreuse d'Aillon, le passé monastique du massif est un élément déterminant de son histoire, et mieux le connaître est indispensable pour comprendre ce que sont les Bauges d'aujourd'hui (nous verrons que certains iront jusqu'à invoquer « l'âme des Bauges » à propos de la chartreuse d'Aillon).

Ainsi,le patrimoine est affaire de sélection. Alors que certains éléments sont retenus pour faire l'objet d'une préservation, d'autres disparaissent sans apparemment susciter de regrets particuliers.

Les critères qui président au choix des objets patrimonialisés peuvent varier dans le temps. L'évolution des centres d'intérêt en la matière est d'ailleurs frappante : ce qui nous paraît aujourd'hui digne d'être conservé ne l'aurait pas forcément été autrefois. Les exemples sont nombreux, et nous pouvons évoquer ainsi la disparition d'une bonne partie du Paris médiéval lors des grands travaux d'Haussman, ou la destruction au fur et à mesure de leur obsolescence de la plupart des anciennes usines ou manufactures avant que l'on ne s'intéresse au « patrimoine industriel ». Ce que l'on appelle en Bauges la « chartreuse d'Aillon » ne représente en fait qu'un dixième environ des bâtiments d'origine, le reste ayant été détruit à la Révolution. Certains objets peuvent même être rejetés du champ du patrimoine après y être restés quelques temps 40 . Le patrimoine d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier et il ne sera pas celui de demain.

Dès lors, nous pouvons nous demander comment s'effectue la sélection patrimoniale et à quels critères elle répond.

Notes
40.

Voir à ce sujet GAMBONI, Dario, 1998, « la face cachée du procès de constitution du patrimoine : destructions, déclassements, disqualifications », in : POULOT, Dominique (dir), Patrimoine et modernité, l’Harmattan, Paris, pp. 251-263.