Patrimoine et mémoire

Le patrimoine, parce qu'il se revendique de la transmission, relève de cet ensemble de discours que l'on peut regrouper sous le terme générique de mémoire.

Ceux-ci se déploient dans l'espace public et ont notamment pour fonction de souder le groupe en lui rappelant son inscription dans le temps et les grands épisodes vécus en commun, mais aussi en atténuant ou en faisant disparaître certains souvenirs. A cet ensemble mémoriel peuvent aussi être rattachées des notions comme histoire, tradition, commémoration...

Le fait que toute mémoire ait un aspect collectif a été mis en évidence par les travaux de Maurice Halbwachs 41 . Cependant, évoquer la « mémoire collective » peut paraître paradoxal car les souvenirs de chacun semblent tout à fait propres à l'individu et paraissent refléter la singularité de l'expérience qu'il a vécue. Mais même si tel est le cas, la mémoire la plus intime se construit dans le langage et plus généralement au sein de références partagées avec les autres membres du groupe. En cela, elle ne peut échapper à ce qu'Halbwachs appelle les « cadres sociaux de la mémoire ».

Le caractère social de la mémoire est visible dans la difficulté qu'il y a à se souvenir seul. Maurice Halbwachs ouvre d'ailleurs l'avant-propos des Cadres sociaux par l'exemple de cette petite fille qui, ayant sans doute vécu chez les « Esquimaux » puis aux Antilles, se retrouvant seule en Europe, n'a plus aucun souvenir. Tout se passe comme si, brutalement coupée des lieux et des sociétés qu'elle avait fréquentés jusqu'alors, elle ne pouvait mobiliser les catégories qui lui permettraient de rendre compte de son expérience 42 . Et même s'il est par définition difficile de nous en apercevoir, nous avons tous tendance à oublier plus facilement les épisodes de notre vie qui nous paraissent absurdes. Il arrive parfois qu'un proche nous rappelle l'un d'eux, et c'est ainsi, en même temps que celui-ci revient à notre mémoire, que nous prenons conscience de notre oubli. De manière générale, les évènements auxquels nous avons peine à attribuer une signification se dérobent aisément à notre mémoire.

La mémoire est ainsi étroitement liée avec ces conceptions communes du monde qui se situent au fondement d'une culture. Elle est en fait constituée par l'ensemble des représentations de notre passé que nous élaborons, et celles-ci entretiennent évidemment une relation étroite avec l'idée que nous nous faisons du présent. Affirmer cela ne signifie pas nier la réalité des souvenirs, mais plutôt rappeler que ceux-ci relèvent de la pensée, et n'ont pas d'existence réelle tant qu'ils ne sont pas exprimés, ou du moins mis en forme par le langage et donc rendus communicables au reste du groupe. La mémoire est ce travail même d'évocation et de mise en forme. Maurice Halbwachs écrit à propos de la mémoire religieuse « elle ne conserve pas le passé, mais elle le reconstruit, à l'aide des traces matérielles des rites, des textes, des traditions qu'il a laissés, mais aussi à l'aide de donnes psychologiques et sociales récentes, c'est-à-dire avec le présent» 43 Il n'est pas anodin de constater que le terme mémoire englobe à la fois le processus de remémoration du passé et le résultat de cette évocation, car les deux vont de pair. La mémoire est un processus se déroulant au sein d'une interaction et non pas une donnée figée.

Et les souvenirs ne peuvent alors survenir dans l'espace public que s'ils sont mis en forme pour constituer un récit du passé, une narration. Les récits mémoriels prennent alors la forme d'une fable, si l'on en croit André Ducret, qui souhaite souligner par l'emploi de ce terme « la plasticité d'un imaginaire qui sans cesse enchevêtre souvenirs, anecdotes, savoirs et autres stéréotypes ». 44 En effet, l'activation de la mémoire se produit au moment même où la parole est prononcée. Celui qui raconte n'a pas un récit « tout prêt », rangé quelque part dans son esprit, mais construit celui-ci au moment où il parle, en fonction du contexte, de ses interlocuteurs, en faisant appel aux diverses ressources dont il dispose. S'il est acteur de cette histoire, le narrateur aura tendance à justifier sa trajectoire et sa position présente, ou du moins à lui conférer une sorte de logique.

Et malgré la distance qui sépare le témoin qui raconte son parcours à un interlocuteur unique de l'historien qui écrit un livre scientifique, les processus de base sont les mêmes 45 . Même si le chercheur effectue un important travail de mise à distance, en s'efforçant de ne s'appuyer que sur des faits avérés et de critiquer ses sources, pour l'un comme pour l'autre, il est impossible de restituer la totalité du « réel-passé ». C'est pourquoi une sélection est obligatoirement opérée en fonction du questionnement choisi et un sens est donné à l'enchaînement des évènements, par l'introduction de relations de causalité. C'est en fin de compte une interprétation qui est opérée à partir du matériau souvenir, retravaillé depuis les cadres conceptuels du présent. John Dewey, dans sa Théorie de l'enquête évoque les « jugements mémoriels », le jugement étant selon lui « la transformation d'une situation antécédente, existentiellement indéterminée ou troublée en vue d'une situation déterminée. » Il ajoute encore « Juger, c'est déterminer ; déterminer, c'est ordonner et organiser, mettre en relation de façon définie. »

Non seulement la mémoire se construit au sein d'un système commun de représentations, mais elle est un élément de la représentation qu'une société a d'elle-même. Elle fait appel avant tout à ce qui est susceptible de resserrer les liens qui nous unissent au groupe dont nous faisons partie en écartant ce qui pourrait séparer les individus 46 . Les épisodes fondateurs de la vie d'un groupe sont rappelés et célébrés. Nous pouvons prendre l'exemple de la Révolution de 1789 dans l'imaginaire des Français. A l'inverse, conflits internes et défaites sont atténués. Joël Candau va jusqu'à postuler que ce qui réunit un groupe social n'est pas tant le partage d'une mémoire collective que celui d'une forme d'oubli collectif, oubli en particulier des évènements gênants, de nature à troubler l'image que le groupe veut donner de lui-même. Ainsi évoque-t-il l'occultation de la mémoire de l'esclavage, ou de certains épisodes de la Seconde Guerre Mondiale 47 .

Le patrimoine, qui n'est qu'une des formes de discours sur le passé qui se déploient dans l'espace public, ne procède pas autrement. Il se différencie de l'histoire, à la scientificité de laquelle ses promoteurs ne prétendent pas, mais il relève cependant de la même activité de commémoration d'un passé que l'on construit en le disant. Il consiste quant à lui en l'élaboration de signes tangibles, qui, au sein de l'espace public, proclament à l'usage des membres du groupe et des personnes extérieures l'attachement de celui-ci à telle ou telle mémoire, tradition, valeur, selon le nom que l'on voudra lui donner.

Le patrimoine inscrit donc concrètement dans l'espace ce jeu de mémoire et d'oubli par lequel une société modèle sa propre image. Ainsi, si les éléments patrimonialisés témoignent de l'intérêt accordé à telle ou telle partie du passé ou du présent, ils peuvent aussi a contrario nous révéler quels sont les sujets qui ne suscitent pas l'enthousiasme et que l'on préfère abandonner dans un oubli discret. Dans le cas des Bauges, nous verrons que derrière des réalisations ambitieuses dont l'exemple type est la restauration de la chartreuse d'Aillon se cachent des projets abandonnés, comme celui de l'atelier de mécanique de la Compote, ou jamais mis en oeuvre, comme la sauvegarde des grangettes.

Or, nous avons vu que la mémoire se construit et se reconstruit en fonction des enjeux du moment. C'est pourquoi, comme tout discours public sur le passé, le patrimoine est soumis à diverses dynamiques. A l'intérieur d'un même groupe, les représentations du passé peuvent diverger et même entrer en conflit. Et je me propose de montrer que dans les Bauges, le patrimoine ne fait pas forcément l'objet d'un consensus sans faille.

Notes
41.

HALBWACHS, Maurice, 1994, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, (1ère édition F. Alcan 1925).

42.

HALBWACHS, M., Les cadres sociaux..., p V-VI.

43.

HALBWACHS, M., Les cadres sociaux..., p 221.

44.

DUCRET André, 1993, « L'arbitraire du digne - Mémoire collective, phénomène urbain et lien social », in GOSSELIN G., Les nouveaux enjeux de l'anthropologie. Autour de Georges Balandier, Paris, L'Harmattan, pp. 115-126, p 120.

45.

L'Ecole des Annales a clairement mis en évidence l'incapacité de la science historique a échapper au lieu qui la produit. C'est le fameux aphorisme de Lucien Fèbvre « l'histoire est fille de son temps ».

46.

HALBWACHS, M., Les cadres sociaux..., p 289-290.

47.

CANDAU, Joël, 2001, « le partage de l'oubli : lieux d'amnésie et déni commémoratif », contribution au colloque Mémoire et médias, mai 1998, in MERZEAU, Louise et WEBER, Thomas (éd.), Mémoire et Médias, Avinus, URL : http://www.avinus.de/html/oubli.html .