Comme tout discours relevant de la mémoire, le patrimoine n'a pas seulement pour rôle d'évoquer le passé. Si pour la majorité de nos contemporains ce terme renvoie d'abord et avant tout à la conservation d'éléments anciens à des fins pédagogiques, toute personne qui s'est un tant soit peu penchée sur la question a pu constater que c'est en fait du présent et de l'avenir dont il est question. Les processus de sélection que nous avons évoqués se déroulent au présent, en fonction des enjeux de celui-ci. Tous les discours sur le passé ont pour but de répondre aux questions du présent, mais dans le cas du patrimoine, cet objectif est particulièrement marqué. Il est même fortement mis en évidence par ceux qui inscrivent leur action dans ce cadre.
Ainsi, - et c'est le cas dans les Bauges - un processus patrimonial peut avoir pour objectif une construction territoriale. Le discours qui institue un patrimoine confère alors à un groupe et aux lieux qu'il occupe une image particulière. Par exemple, valoriser sur le mode patrimonial la réserve de faune sauvage d'Ecole-en-Bauges, c'est mettre en avant certaines caractéristiques du massif telles que l'existence d'espaces non cultivés par l'homme, la variété de la faune et de la flore, et rattacher ce dernier à des notions telles que la nature, le sauvage. De même, labelliser la Tome des Bauges en obtenant pour elle une Appelation d'Origine Contrôlée, doit, selon ceux qui ont constitué le dossier, préserver du même coup certaines caractéristiques du territoire, dénommées « intégrité » ou « authenticité ».
Outre cet intérêt marqué pour le présent, tout discours sur le passé porte aussi sur le temps et sur la façon dont on le perçoit. Il établit, de façon plus ou moins explicite, une comparaison entre passé et présent et donne ainsi un sens à l'enchaînement des évènements. Ce sens peut être plutôt positif, si le passé est considéré comme le temps de l'archaïsme et le présent comme celui de la modernité, ou plutôt négatif, si le passé est considéré comme le temps des valeurs perdues et le présent comme celui de la décadence 48 . C'est du moins vrai pour notre société qui pense le temps de façon linéaire et a tendance à rechercher un sens dans l'histoire.
Et en donnant un sens au temps, c'est finalement bien de notre devenir dont nous nous préoccupons : allons-nous vers des lendemains meilleurs ou vers une dégradation ? Faut-il imiter le passé ou au contraire s'efforcer de le fuir ? Telles sont les questions sous-jacentes au regard en arrière. Le discours sur le passé ne se contente pas de se fonder sur une certaine interprétation du présent, il rend ou non possible un certain avenir et oriente en cela l'action des vivants. C'est pourquoi il peut réellement modifier le futur. John Dewey donne à ce sujet l'exemple du rôle de la vision marxiste de l'histoire dans l'évolution des rapports sociaux :
« La conception marxiste du rôle joué dans le passé par les forces de production dans la détermination des relations de propriété et du rôle de la lutte des classes dans la vie sociale a elle-même, par le moyen des activités qu’elle a suscité, accéléré le pouvoir des forces de production à déterminer les relations sociales futures et a accentué les sens de la lutte des classes. » 49
L'enjeu des conflits concernant le passé et ses symboles est bel et bien le futur et ce qu'il est possible d'en attendre. Cette constatation explique d'ores et déjà l'âpreté des débats qui peuvent entourer la mémoire, le patrimoine et la commémoration. Les tensions entourant la désignation du patrimoine apparaissent à bien des égards comme l'expression de luttes dont les protagonistes s'efforcent de définir les priorités du groupe quant à la construction de son avenir.
« Celui qui contrôle le passé contrôle le futur, celui qui contrôle le présent contrôle le passé »écrivait Orwell dans 1984, prêtant cette devise au parti totalitaire de l'Océanie.Les régimes totalitaires, dans leur ambition d'assujettir jusqu'à l'esprit des individus, avaient bien compris le rôle crucial de la mémoire. Ils ont donc essayé de s'assurer une mainmise sur celle-ci, comme le montre Tzvetan Todorov, qui donne de multiples exemples des manoeuvres des nazis et des soviétiques pour effacer toute trace de leurs crimes. Cet oubli forcé s'accompagne de l'interdiction totale faite aux historiens de travailler sur tel ou tel aspect du passé 50 .
Cependant, si nous laissons de côté le cas particulier des régimes totalitaires, la sagesse populaire n'en affirme pas moins que « l'histoire est celle des vainqueurs » soulignant par là le fait largement constaté que tout nouveau pouvoir se livre à diverses relectures et réinterprétations du passé qui sont le premier pas de l'application de son propre programme. Le XIXème siècle en France, jalonné par les révolutions et les changement de régimes, est aussi marqué par le glissement permanent d'une lecture de l'histoire à l'autre, selon que le nouveau régime ambitionne de se rattacher à l'Ancien Régime, à la Révolution et à la République ou à l'Empire. Les manipulations dont peut faire l'objet la mémoire sont un outil politique redoutable et certaines sont restées célèbres. C'est le cas de la théorie du « coup de poignard dans les dos » qui, propagée dans l'Allemagne de l'Entre Deux Guerres, a contribué à la montée de l'antisémitisme et à l'arrivée au pouvoir des nazis. Le contenu des manuels scolaires d'histoire est un enjeu récurrent des conflits, comme c'est le cas par exemple en Israël-Palestine.
Et sans parler des manoeuvres délibérées visant à peser sur elle, le travail de reconstruction du passé qui caractérise la mémoire s'effectue en permanence au sein des conflits et des tensions qui agitent notre société. Chaque nouvel événement transforme sans que nous n'y prenions garde notre lecture du passé. Nous ne sommes pas attentifs aux mêmes épisodes qu'autrefois, nous ne l'interrogeons pas de la même façon. Nous cherchons à y détecter les prémices de ce qui nous arrive afin de donner sens à notre situation présente.
Du coup, nous n'envisageons pas le futur dans les mêmes termes. Pour citer encore une fois Dewey :
« (...) il y a par conséquent un double processus. D'une part, les changements qui se produisent dans le présent, donnant une nouvelle tournure aux problèmes sociaux, présentent le sens de ce qui s'est produit dans une nouvelle perspective. Ils posent de nouvelles fins au point de vue desquelles réécrire l'histoire du passé. D'autre part, dans la mesure où le jugement du sens des évènements passés change, nous acquérons de nouveaux instruments pour estimer la force des conditions présentes en tant que potentialité du futur. » 51
Nos représentations du passé, du présent et du futur sont donc indissociables et interagissent sans cesse les unes sur les autres. C'est pourquoi Bronislaw Baczko, qui s'est intéressé aux imaginaires sociaux, affirme que mémoire et utopie sont en définitive les deux faces d'un même imaginaire 52 .
L'image qui est donné du passé des Bauges au travers de la valorisation de son patrimoine conditionne les futurs possibles de ce territoire. Mais ce sont aussi les futurs envisagés qui confèrent sa physionomie à notre vision du passé. Par exemple, accepter que la tome des Bauges AOC puisse être produite à partir du lait de vaches de race montbéliarde et non pas uniquement de celui des vaches tarines concerne l'avenir du produit. Mais en même temps, pour légitimer l'emploi de cette race bovine, les éleveurs mettent l'accent sur le fait que les Baujus utilisent depuis très longtemps des races de vaches importées pour produire de la tome, et valorisent donc sur un aspect particulier de l'histoire du massif.
Si l'on ne sait trop dans cette interaction si c'est d'abord le passé qui agit sur le futur ou le futur envisagé qui transforme le passé tant les deux vont de concert, il apparaît cependant clairement que c'est au présent que nous nous représentons passé et futur et c'est donc à partir de lui et de lui seul que s'effectuent les mouvements qui affectent notre imaginaire du temps.
C'est pourquoi, sans basculer dans une vision totalement existentialiste qui voudrait que rien n'existe sauf le présent, nous pouvons cependant constater qu'une analyse des constructions qui sont faites du passé et du futur nous renseigne avant tout sur le présent de notre société, sur ses appréhensions et ses aspirations. Et cela d'autant plus que les discours sur le passé et sur le futur ont pour ultime enjeu ce qui demeure l'apanage du présent, à savoir l'action. La question centrale sous-jacente à nos représentations du temps est toujours « Que faire aujourd'hui ? ».
Ainsi le présent peut-il être comparé à un pivot sur lequel s'équilibrent passé et futur. Nous allons voir de quelle façon les mouvements de l'un de ces deux termes peuvent affecter l'autre.
Cf LE GOFF, Jacques, 1988, Histoire et mémoire, Gallimard, Paris.
DEWEY, John, 1993, Logique, La théorie de l’enquête, Paris, PUF (1ère édition sous le titre Logic : the Theory of Enquiry, 1938), p 315.
TODOROV, Tzvetan, 2000, Mémoire du mal, tentation du bien, Paris, Robert Laffont, cf « Contrôler la mémoire », pp. 167-175.
DEWEY, J., Logique..., p 317.
BACZKO B., Les imaginaires sociaux...