2. Le patrimoine, un témoin de notre rapport au temps ?

Nous avons jusqu'ici essayé de creuser la question de ce qu'expriment les patrimoines dans toute leur diversité, en postulant que ceux-ci sont en fait des signes au sein de discours sur le passé aussi différents que les groupes qui les portent. Nous ne devons pas négliger une autre interrogation : pourquoi la prolifération patrimoniale actuelle ? Ou, autrement dit, que signifie le patrimoine pris dans son ensemble ?

En effet, dire que le patrimoine est un des avatars de l'activité de remémoration collective effectuée par tous les groupes humains ne suffit pas. Toutes les sociétés ne fabriquent pas du patrimoine, et la nôtre n'en a pas toujours produit. Il est possible de dater l'apparition de la notion et son développement, avec en particulier le tournant de la Révolution, et la polémique à propos de la destruction des monuments de l'ancien régime 53 et, plus récemment, la véritable explosion des années 1980 . Aujourd'hui, une forme de hantise de la disparition semble avoir envahi les consciences. Alors que notre société marchande produit sans cesse de la nouveauté et jette sans vergogne d'impressionnantes quantités de déchets, l'émergence du domaine du patrimoine paraît pour le moins paradoxale. Une sorte de frénésie de conservation s'y développe, à rebours, semble-t-il, des tendances générales de notre société. L'accumulation d'objets est telle qu'elle finit par poser des problèmes à certains conservateurs de musées, littéralement débordés par ceux-ci. Ainsi, de nombreux petits musées ruraux sont-ils devenus les dépositaires de ce qui reste des objets et outils de la paysannerie disparue et entassent dans leurs réserves des dizaines de tarares et des centaines de toupines qui n'apparaissent que rarement aux yeux du public, mais dont ils ne peuvent se débarrasser.

Puisque le patrimoine n'a pas toujours existé et qu'il n'est pas apparu partout, pourquoi se fait-il si pressant ici et maintenant ? En d'autres termes, à quelles interrogations propres à notre société tente de répondre la vague de patrimonialisation qui semble envahir dans les Bauges de nombreux domaines de la vie publique ?

Je reviendrai d'abord sur ce qui caractérise le patrimoine dans son ensemble : le projet de conservation. Puis je défendrai l'hypothèse que cette passion pour la sauvegarde relève d'un rapport particulier au temps et plus précisément de difficultés à appréhender passé et futur. Dès lors, le patrimoine ne peut-il pas être considéré comme un symptôme de ce que François Hartog appelle le régime d'historicité présentiste ? Cela jetterait une nouvelle lumière sur les tensions qui entourent la constitution du patrimoine.

Notes
53.

Cf CHASTEL, André, 1986, « La notion de patrimoine », in Nora, Pierre, Les lieux de mémoire, La Nation, t. 2, Le Territoire, l'Etat, le patrimoine, Paris, Gallimard, pp. 405-450.