Le patrimoine : une crispation sur ce qui est ?

Nous avons vu que le patrimoine était une construction. Cela signifie que si nous réfléchissons à ce qui fait la spécificité des objets patrimoniaux, nous pouvons constater que ce n'est ni leur nature (tout peut être patrimonialisé), ni leur ancienneté (une tradition très récente peut être érigée au rang de patrimoine), mais bien le projet qui est fait pour eux. Patrimonialiser, c'est avant tout préserver certains éléments pour les transmettre aux générations futures, accompagnés d'une exhortation : « il faut conserver ». La patrimonialisation procède en fait d'une espèce de crispation sur ce qui est, qui pousse à tenter de le maintenir tel quel.

Le patrimoine matériel en est l'exemple le plus marquant. Les monuments historiques doivent être conservés en l'état. Pour tous les travaux envisagés, il faut faire appel à un architecte des bâtiments de France, et celui-ci veillera à ce que les modifications envisagées n'altèrent pas les caractéristiques de l'édifice. La fixation s'étend à l'environnement du monument, avec la zone de 500 mètres soumise elle aussi à réglementation. Les objets qui entrent dans les musées deviennent inaliénables. Ils ne peuvent plus être cédés ou détruits. Les patrimoines dits immatériels, sans avoir la dimension physique, sont aussi caractérisés par la dimension immuable que l'on tente de leur donner. Une fête devra ainsi se dérouler en respectant « la tradition ». Mais c'est aussi le cas des savoir-faire que l'on tente de stabiliser. Un produit alimentaire qui reçoit un label appellation d'Origine Contrôlée se voit doter d'un cahier des charges très strict qui codifie rigoureusement les règles de sa fabrication. Ce que l'on s'efforce de garantir, c'est que le produit sera fabriqué de la même façon dans l'avenir. Mais on fige du même coup le goût de l'aliment, l'empêchant ainsi d'évoluer au gré des envies et des impératifs du producteur ou des désirs et des références des consommateurs.

Prenons encore l'exemple des paysages, qui suscitent bien des débats dans le monde rural. Devant la transformation rapide de ceux-ci, et notamment dans les Bauges l'extension de la forêt, différents systèmes sont mis en oeuvre pour inciter les agriculteurs à continuer à les entretenir. Nous verrons que le cahier des charges de la tome des Bauges, en obligeant les éleveurs à nourrir leurs troupeaux avec une certaine proportion de foin produit en Bauges, les contraint du même coup à entretenir des prairies de fauche. Divers dispositifs sont aussi mis en oeuvre pour les pousser à continuer à faire paître des bêtes dans certains alpages. La directive Natura 2000, en particulier, prévoir la protection des prairies sèches. Celles-ci sont en fait constitués essentiellement par les alpages. Or, la principale menace qui pèse sur ces derniers est l'enfrichement, conséquence de l'abandon de la plupart d'entre eux. Pour lutter contre celui-ci, des aides financières sont apportées aux agriculteurs qui s'engagent à continuer à y mener leurs bêtes. C'est ainsi que l'on s'emploie à conserver à des terrains en passe d'être délaissés par l'agriculture contemporaine leur apparence d'autrefois. Cette politique ne va pas sans contestation de la part des agriculteurs qui n'acceptent pas toujours de bonne grâce d'être désormais considérés comme des « jardiniers de la nature », et de vivre des subventions plutôt que du produit de leur travail.

C'est une véritable peur de la disparition qui semble avoir saisi nos sociétés, comme le constate Joël Candau :

« L'idée même de l'oubli est devenue insupportable. "Notre société ne craint plus d'être submergée par le passé, mais de le perdre", remarque Antoine Prost. "Jeter devient impossible. Détruire, plus encore" , ce qui est patent dans le registre patrimonial: le musée, par exemple, a pour fonction "de soustraire le patrimoine à la dégradation physique et à l'oubli, de le rendre immortel" . La sensibilité patrimoniale contemporaine exige de tout "conserver" et de "naturaliser en vitrine toute la société" , au risque de dénaturer ce que l'on prétend sauver. Le patrimoine "est devenu infini" comme la quête d'un passé "total". Il semble que nous soyons devenus incapables de faire du tri dans nos héritages et, même, d'admettre l'idée qu'un tri est nécessaire. Il nous est aussi difficile d'envisager la perte d'un objet hérité du passé que l'oubli d'un événement appartenant à notre histoire. Évidemment, il n'y a là qu'illusion car, en réalité, la Perte et l'oubli suivent leur cours irréversible. » 54

Si l'on considère que le patrimoine fait partie de ces multiples modes de représentation par lesquels une société donne un sens au monde qui l'entoure et à ce qu'elle vit, pourquoi notre société a-t-elle tendance à se tourner vers un discours qui ne se contente pas de dire le passé, mais qui semble s'efforcer, contre la marche du temps, de le perpétuer ? Que signifie cette passion de la conservation ? Pourquoi cette crainte de la disparition, ou même de la transformation, alors que nul ne se posait la question auparavant, ou du moins, pas avec cette intensité ? Autant de questions auxquelles je vais tenter d'apporter des éléments de réponse.

Notes
54.

CANDAU, J., « Le partage de l'oubli... »