De nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales ont fait le diagnostic de ce que l'on peut appeler une « crise du temps » pour expliquer la situation actuelle. Davantage que le temps lui-même c'est bien évidemment la façon dont notre société lie actuellement passé, présent et futur qui est en cause.
Le temps nous semble faire partie de ces données immuables et intangibles, qui vont de soi. Sur le temps, nous ne pouvons rien, et c'est toujours lui qui a le dernier mot. Il paraît s'imposer à nous avec le vieillissement et la transformation de toute chose. Pourtant, toutes les cultures ne pensent pas le temps de la même façon. Ainsi, en Chine, le temps tel que nous l'entendons n'existe pas. François Jullien explique que la langue chinoise ne possède pas de terme réunissant les notions de moment et de durée. Les verbes n'ont pas de formes permettant de différencier passé, présent et futur. Dès lors, le présent n'est pas perçu comme devenant immédiatement passé et le moment n'est pas conçu comme un laps de temps, mais comme une occasion, une occurence 55 . On peut aussi citer les travaux de Marshall Sahlins, qui, avec Des îles dans l'histoire 56 , explique comment la mise à mort de Cook à Hawaï résulte d'une espèce de malentendu culturel issu du croisement entre les temporalités des hawaïens et celles des explorateurs anglais. Cook est plus ou moins volontairement entré dans le rôle de Lono, un dieu dont on attendait le retour et qui devait être sacrifié. Lui qui se voyait comme un explorateur, un découvreur, dans la temporalité des Hawaïens ne faisait que revenir.
Quant à nous, au fil de notre histoire, notre façon de penser le temps s'est modifiée. François Hartog le met en évidence dans le livre qu'il a consacré à ce qu'il appelle « les régimes d'historicité » 57 , c'est-à-dire à la façon dont passé, présent et futur s'articulent dans une société. Il y met en regard notre représentation actuelle du temps avec celle des siècles précédents et montre comment la vision du temps dominant la société européenne a pu passer par différentes étapes. Ce qu'il nomme l'ancien régime d'historicité était de ce point de vue marqué par le modèle de l' « historia magistra » : le passé y était considéré comme exemplaire avec de grands ancêtres à imiter ( en particulier les Anciens, Grecs et Romains). Quiconque voulait comprendre ce qu'il vivait au présent et la signification des évènements qui advenaient devait les comparer avec le passé. Ainsi, l'explication d'une révolution se trouvait dans l'étude des révolutions anciennes. La connaissance du passé permettait non seulement d'expliquer le présent, mais encore d'appréhender ce qui allait se passer, bref, de pronostiquer voire de prévoir l'avenir.
Puis, à la fin du XVIIIème siècle, marqué notamment par la Révolution française, un nouveau régime d'historicité s'est installé dans les esprits, que l'on peut qualifier de futuriste. Cette fois, ce n'était plus le passé, mais plutôt un avenir radieux qui éclairait le présent. Désormais le point de vue de l'avenir commandait. La société était en marche vers un monde plus égalitaire, plus juste, mais aussi plus scientifique, où la raison devait triompher inéluctablement. Le mythe du progrès commença à se mettre en place. Le passé et le présent furent dès lors perçus comme des étapes à franchir sur le chemin qui menait à une société idéale, moderne, rationnelle, débarrassée de l'obscurantisme. Le futur guidait dorénavant la marche des hommes, de l'archaïsme vers la modernité, et il fallait tâcher d'accélérer cette avancée. De grands récits utopiques se mirent en place, autour de notions comme peuple, nation, société, raison. Ce fut aussi l'époque du triomphe du positivisme et du modèle évolutionniste dans les sciences sociales, avec l'idée que l'humanité entière est appelée à suivre une même marche vers la civilisation.
F. Hartog insiste sur le fait que le passage d'un régime d'historicité à l'autre ne s'est pas fait du jour au lendemain, et chacun d'eux a été soumis à des crises plus ou moins sérieuses au cours de son existence.
Mais qu'en est-il aujourd'hui de notre façon d'envisager le passé et l'avenir ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que nos rapports avec ces deux éléments de notre imaginaire sont devenus bien difficiles. Si le passé ne nous apparaît plus depuis longtemps comme un modèle, la vision futuriste du temps a été à son tour remise en cause et ne nous semble plus satisfaisante aujourd'hui. Aussi, notre horizon semble-t-il se recroqueviller sur le présent.
JULLIEN, François, 2001, Du « temps », éléments d'une philosophie du vivre, Paris, Grasset.
SAHLINS Marshall, 1980, Au coeur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Paris, Gallimard (ed. Originale 1976).
HARTOG F., Régimes d'historicité...