Une « crise du temps » ?

Cela peut paraître paradoxal en ces temps de commémoration effrénée, alors que nous avons l'impression que le passé nous envahit, mais le premier élément marquant de la crise qui affecte nos rapports au temps est une forme de rupture avec le passé, qui, tout en se manifestant de façons diverses, est assez unanimement constatée. Dans son introduction à l'Age des extrêmes 58 , l'historien Eric Hobsbawn évoque la visite de François Mitterrand à Sarajevo, le 28 juin 1992. Le président français voulait attirer l'attention sur la crise qui secouait l'ex-Yougoslavie. Si ce voyage fut largement suivi et commenté par les médias, un aspect de la visite passa pratiquement inaperçu : la date. Or celle-ci était essentielle, puisque le 28 juin était la date anniversaire de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche à Sarajevo en 1914, événement qui provoqua une crise internationale qui devait mener au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Pour un Européen de l'âge de François Mitterrand, écrit Hobsbawn, l'allusion était évidente : il s'agissait de mettre en garde l'opinion contre les conséquences possible d'un embrasement dans les Balkans. Or, mis à part quelques historiens et personnes très âgées, personne ne saisit cet aspect du message. « La destruction du passé, conclut l'auteur, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent nos contemporains aux générations antérieures, est l'un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du XXème siècle. »

Cette coupure avec les générations antérieures trouve une illustration toute particulière dans les espaces ruraux. En effet, ceux-ci ont subi en quelques années un bouleversement si radical que ceux qui l'ont vécu ont presque l'impression d'avoir parcouru plusieurs vies. L'exode rural et la mécanisation ont entièrement changé le visage des campagnes. Les travaux d'autrefois, mais aussi les usages sociaux et familiaux qui primaient encore il y a une cinquantaine d'années sont devenus quasiment incompréhensibles pour les jeunes générations. Le rythme du travail manuel dans les champs est fréquemment évoqué par les anciens comme presque inimaginable aujourd'hui.

‘ « Maintenant les femmes, elles s'attelaient comme les hommes. Il n'y avait pas de distinction. Moi j'ai fauché comme un homme, du temps de ma jeunesse. J'allais partir le matin avec mon père, avec mon oncle, avec la faux sur le... j'allais faucher. On partait à 4 heures du matin, on allait faucher. Faucher n'importe quoi, faire tout, quoi. Alors c'est vrai que... ça a bien changé, hein ? Ça nous semble qu'on a vécu 200 ans, nous. Voir le changement qui s'est produit. » (Jeanne)’

La question de ce que représente le travail est souvent mentionnée comme un point d'achoppement entre les générations. C'est le cas dans le film du réalisateur bauju Pierre Beccu, La Dernière Saison, qui met en scène le conflit entre un agriculteur âgé, tenté de vendre son alpage au plus offrant et un jeune, qui hésite à prendre la relève. Les deux protagonistes se disputent à propos de l'heure du lever dans l'alpage, car le vieil éleveur tient à ce que le réveil soit fixé à 5 heures, ce que le jeune trouve parfaitement absurde. Ce dernier exprime quant à lui le souhait d'avoir des congés s'il devient agriculteur, mais ce désir est jugé tout à fait extravagant par l'ancien. Entre eux, une forme d'incompréhension prédomine.

Du point de vue de la vie privée, là aussi le gouffre est impressionnant. Les personnes âgées ont grandi dans un monde ou un individu ne prenait pas seul les grandes décisions de sa vie. Les mariages, en particulier, étaient arrangés par les familles. Plus que deux personnes, c'étaient deux exploitations qui s'unissaient. Jean Giono décrivait avec son style unique cette situation à propos du Trièves, au Sud de Grenoble, mettant au passage en évidence la manière dont vie sociale et représentations du pays et du paysage étaient imbriquées :

‘ « Pays de terres cousues les unes aux autres par de bons fils. Parcelles tissées à la maison sur le métier de famille ; labours où les versoirs saignent comme des mains de sage-femme ; forêt dont tous les arbres ont été plantés à la veillée ; champs qui interviennent dans les mariages, choisissent le garçon ou la fille, s’interposent entre les amours, font mettre la chemise glacée et le petit nœud de cravate en faille ; poussent les demandes sur les chemins ; champs qui se marient ; champs qui sont présents à côté de tous les lits de mort. Poussières que soulève la herse et dans lesquelles brille de la poussière d’os. Chênes qui toussent comme l’aïeul redouté. Patrimoine.» 59 . ’

Là encore, les personnes interrogées, comme ce couple d'agriculteurs de Doucy, insistent sur tout ce qui les sépare des plus jeunes, et sur le caractère quasi incommunicable de leur expérience :

‘« Madame : Et puis la fille était soumise. Elle avait rien le droit de dire. On était soumis, hein ? On rouspétait pas comme ils rouspètent maintenant. La fille elle était soumise puis elle était dédiée à se marier. Sa soeur... Ta soeur, elle s'est mariée en 36... Non, 34. En 34, bon ben c'est les deux pères qui ont fait le mariage. Ils se connaissaient comme ça, c'est tout. Ca a bien voulu marcher parce que... parce que c'est plus le même genre que maintenant, où les jeunes pour un oui ou pour un non, ben ils se séparent. Mais ça a pas tout le temps été tout seul non plus. Mais bon, ça a marché, ça a marché.’ ‘Monsieur : On prenait patience.’ ‘Madame : On prenait patience, voilà. Ah oui, les mariages, c'était ça.’ ‘Monsieur : Ils peuvent pas comprendre, ceux qui y sont pas passés. Ils peuvent pas comprendre. Il faut y avoir passé pour savoir ce que c'est. »’

Outre ce qui peut nous apparaître aujourd'hui comme un intolérable totalitarisme du collectif, ce sont aussi les gestes quotidiens de la vie d'autrefois qui semblent appartenir à un autre univers. Ces gestes d'avant le « confort », quand il fallait aller chercher l'eau, jeter les eaux usées, faire du feu pour se chauffer, parcourir à pied des kilomètres pour se rendre aux foires ou aux marchés ou encore pour soigner la vigne, garder les bêtes, faire la lessive. Bref toute une expérience sensible qui paraît aujourd'hui parfaitement irréelle. « Je me demande, me confiait un jour Lucienne, comment on faisait quand il fallait sortir faire pipi dans le jardin. Je l'ai pourtant fait pendant des années. Mais aujourd'hui, on ne pourrait plus. »

Ainsi, pour les personnes âgées, le temps semble s'être allongé, renvoyant leur vécu dans un « ancien temps » extrêmement lointain (« 200 ans »). Ceux dont la vie s'est ainsi construite sont encore nombreux dans les villages. Les valeurs qu'ils évoquent telles que le travail acharné ou le devoir vis-à-vis de la collectivité qui entraîne l'effacement, pour ne pas dire le don de soi (ici « prendre patience »), rencontrent peu d'écho auprès des jeunes. Cette rupture entre générations prend parfois des allures de véritable malentendu culturel. Nous verrons au cours de cette thèse que ruraux de souche le plus souvent âgés et jeunes néo-ruraux ont parfois de grandes difficultés à se comprendre, comme si les conceptions du monde des uns et des autres étaient trop éloignées pour permettre la communication.

Tout cela contribue à conférer à tous le sentiment d'être séparés du passé par un fossé qui ne peut de toute façon être comblé. Pour les anciens, il s'agit de la disparition d'un monde et de pratiquement tous les repères qui lui étaient attachés. Non seulement les règles du jeu social ont changé, mais l'expérience physique d'être au monde aussi, avec un rapport à l'espace rendu radicalement différent par l'apparition de l'automobile, ou encore un travail qui n'est plus le même depuis l'électrification et la mécanisation. S'ils sont évidemment nostalgiques de ce monde, le passé ne leur paraît pas forcément enviable, comme on peut le percevoir à la lecture des témoignages ci-dessus. C'était le dur travail des champs et la tutelle des anciens, c'était aussi l'attachement à la terre et l'impossibilité de s'en échapper, le sacrifice de l'individu pour le bien de la collectivité. Pour les plus âgés, ce sont aussi les souvenirs de la guerre, des privations ( même si en Bauges comme dans de nombreux territoires ruraux, la population semble avoir moins souffert des restrictions qu'en ville), de la peur, et parfois des atrocités, comme à Ecole, où 11 hommes ont été fusillés et le village incendié 60 .

Les jeunes, de leur côté, se sentent confrontés à une situation inédite, avec l'explosion des modèle sociaux de l'après-guerre qu'étaient le travail que l'on conservait toute sa vie, la famille fondée sur le couple marié... Leur situation, faite d'instabilité ne ressemble à rien de ce qu'ont connu les plus âgés et ils peinent à trouver dans l'expérience de leurs parents et grands-parents de modèle sur lequel s'appuyer. Ils ont aussi des difficultés à expliquer ce qu'ils vivent aux plus anciens, et préfèrent souvent entretenir le flou sur leur situation, persuadés que de toutes façon, ceux-ci ne pourront pas les comprendre.

Le problème n'est cependant pas propre au monde rural. Pour l'ensemble de notre société, le passé semble s'échapper à grande vitesse. Que pouvons nous comprendre aujourd'hui du monde d'avant la généralisation de l'automobile ou du téléphone, d'avant la télévision ? En outre, nul ne semble pouvoir réellement regretter le XXème siècle, marqué certes par un progrès impressionnant des techniques et du confort, mais aussi par des crimes de masse dont l'horreur laisse sans voix.

C'est-à-dire que paradoxalement, malgré l'effort patrimonial et commémoratif, qui paraît vouloir mettre le passé au coeur du présent, le passé nous paraît en même temps extrêmement lointain, incomparable avec notre présent, et, pour tout dire, hors d'atteinte. Il est comme un autre monde dont nous peinons à envisager la réalité. Il ne nous semble pas en tout cas à même de fournir de réponses aux questions que l'on peut se poser aujourd'hui.

Si le passé ne recèle pas de solutions, de l'autre côté du présent, le doute s'est insinué quant à l'avenir. Il nous est aujourd'hui difficile de croire à un progrès sans fin qui nous mènerait à une société idéale. La vision futuriste du temps s'est sérieusement fissurée avec les deux guerres mondiales. Pour beaucoup d'Européens, celles-ci, avec leurs atrocités, ont été le point de départ d'une amère désillusion. A quoi bon tout ce progrès non seulement des techniques, mais encore de l'instruction pour déboucher sur de tels massacres et un tel déni de l'humanité ? Le modèle futuriste, bien que sérieusement atteint, persista cependant quelques années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, lorsque la Reconstruction ouvrait de nombreux chantiers, que la compétition faisait rage entre les deux blocs et qu'il fallait « moderniser ». Mais les Trente Glorieuses laissèrent ensuite place à la crise économique. Et les lendemains déchantèrent, comme l'écrit F. Hartog :

« Vinrent en effet les années 1970, les désillusions ou la fin d'une illusion, le délitement de l'idée révolutionnaire, la crise économique de 1974, l'inexorable montée du chômage de masse, l'essoufflement de l'Etat-providence, construit autour de la solidarité et sur l'idée que demain sera meilleur qu'aujourd'hui, et les réponses, plus ou moins désespérées ou cyniques, qui toutes, en tout cas, misèrent sur le présent, et lui seul. » 61

Le temps où l'on pouvait se projeter dans l'avenir, où chaque génération semblait pouvoir gravir un échelon dans la hiérarchie sociale grâce à l'instruction - Le grand père agriculteur, le père employé et le fils cadre supérieur - semble révolu. Désormais, le futur fait peur. On ne sait ce que l'on peut en attendre, et l'on suppose que la situation va plutôt se dégrader. Les personnes en âge de partir à la retraite s'avouent fréquemment soulagées de le faire, en expliquant qu'elles ont le sentiment d'une détérioration dans leurs conditions de travail et qu'elles n'ont pas l'impression que les choses vont s'arranger.

La peur de la catastrophe écologique a aussi pris une place importante dans les esprits. Y aura-t-il dans 50 ans une canicule tous les étés ? Le niveau de la mer va-t-il monter ? Les hirondelles ne reviennent déjà plus, d'autres espèces vont-elles disparaître ? Les glaciers reculent, jusqu'où iront-ils ? Ces craintes sont de plus en plus visibles et deviennent un thème récurrent de notre imaginaire social, qui apparaît au niveau des productions culturelles. On peut citer rapidement un film catastrophe américain à gros budget comme Le jour d'après, qui met en scène les effets du réchauffement de la planète, ou le succès populaire obtenu en France par le groupe Mickey 3 D et sa chanson « Respire » qui semble se projeter dans l'avenir pour décrire ce que nous connaissons comme un monde disparu « y'avait des animaux partout dans la forêt, au début du printemps les oiseaux revenaient ». Je donnerai un dernier exemple, personnellement vécu, de l'existence de cette préoccupation. J'ai eu l'occasion de participer au jury d'un prix de la nouvelle organisé dans un village du Vercors. Sur la douzaine de récits écrits par des adultes, quatre d'entre eux situaient leur action dans le futur, après une « grande catastrophe écologique » (avec notamment la montée des eaux transformant le Vercors en île pour deux d'entre elles et des travaux gigantesques arasant les montagnes pour les deux autres). A chaque fois, le souvenir d'un passé révolu qui n'était autre que notre présent semblait hanter les protagonistes. Le futur nous renvoie donc vers notre présent comme vers un temps en sursis.

Ce sentiment de la fin d'un monde et d'un avenir bouché est perceptible aussi dans les campagnes, et on peut en relever plusieurs symptômes. Pour les plus anciens, le futur, c'est aussi la disparition totale de la civilisation paysanne qu'ils ont connue et qui mourra avec eux. Lorsque personne ne parlera plus patois et que la mémoire de la vie d'autrefois se sera éteinte avec ceux qui la portaient, alors ce sera vraiment la fin d'une époque. Les paysages se referment et ne ressemblent plus à ceux de leur jeunesse. Dans les villages, la plupart des petits commerces ont disparu. L'état d'esprit des plus âgés, du moins jusqu'à la fin des années 1980, a souvent été décrit par l'expression « ça tiendra bien jusqu'à ce qu'on s'en aille », c'est-à-dire que de nombreux anciens espéraient ouvertement que le système économique et social dans lequel s'était déroulée leur vie, qu'ils savaient condamné, tiendrait jusqu'à leur disparition. Ils ne voulaient pas voir la suite et laissaient à leurs descendants le soin de composer avec la nouvelle réalité et de trouver des solutions.

Pour les plus jeunes, l'appréhension de l'avenir est liée encore une fois à la grande précarité de nombre d'entre eux. Ils ne bénéficient pas de la « situation » dont leurs parents rêvaient pour eux. L'émigration en ville n'offre plus un recours comme autrefois et nul ne croit plus pouvoir y faire carrière facilement. Ils doivent régulièrement se mettre en quête d'un nouveau travail, une fois leur saison ou leur intérim fini. Leur horizon est souvent limité à quelques mois. Après, il faudra trouver autre chose. Difficile dans ces conditions de faire des projets et par conséquent de s'appuyer sur le rêve d'un avenir meilleur.

Si l'on s'intéresse à la vision du temps des néo-ruraux, leur migration vers les campagnes peut être en partie interprétée comme une sorte de fuite, un désir de « quitter le navire », de s'éloigner des centres névralgiques d'une société, qui, pensent-ils, court à sa perte. Cela peut se lire dans le vocabulaire qu'ils emploient pour désigner le lieu qu'ils choisissent pour s'installer : un lieu « préservé », expliquent-ils souvent, reprenant un vocabulaire largement utilisé par le Parc naturel régional. Et l'on peut se demander « préservé de quoi ? » Il semble qu'il s'agisse de se protéger contre une modernité qui apparaît de plus en plus envahissante et agressive. On retrouve ici une appréhension : celle de voir les paysages se transformer avec l'urbanisation et le mitage, les lieux que l'on a choisis perdre leur spécificité, et le mode de vie que l'on a rejeté en quittant la ville envahir tous les espaces. Et une espérance somme toute limitée : que tout cela tienne le temps de couler des jours heureux. Tout comme pour les personnes âgées, on a parfois le sentiment que leur espérance se limite à leur propre existence et n'ose en franchir la frontière pour se projeter vers les générations futures.

Entre un passé dont nous sommes séparés par une irréparable rupture et un futur que l'on appréhende plus que l'on ne désire, il est bien difficile de s'échapper du présent. Pour François Hartog, entre impossibilité du passé et impossibilité de l'avenir, un nouveau régime d'historicité s'est mis en place, au sein duquel le présent ne peut s'appuyer que sur lui-même : c'est le présentisme. Ni le passé, ni l'avenir ne guidant désormais notre action, tout l'investissement dont ceux-ci ont pu bénéficier autrefois se trouve reporté sur le présent.

Notes
58.

HOBSBAWM, Eric, 1994, L' Â ge des extrêmes, histoire du court XXème siècle, Bruxelles, Complexe, p 21.

59.

GIONO, Jean, 1977, « Monologue », in Faust au village, Gallimard, Paris, p 30.

60.

Voir chapitre IV partie 3 sur la Réserve Nationale de Chasse et de Faune Sauvage.

61.

HARTOG, F., Régimes d'historicité..., p 125.