Le patrimoine, symptôme du présentisme ?

Comment comprendre le patrimoine à la lumière de ces analyses ?

L'impossibilité du passé et l'impossibilité de l'avenir éclairent les ressorts de la crispation sur le présent, qui, nous avons pu nous en rendre compte, semble parfois caractériser le patrimoine. Si passé et avenir ne sauraient fournir de modèle à l'action, ce qui existe aujourd'hui est dès lors le seul refuge possible. Et puisque l'avenir paraît menaçant et plein d'incertitudes, alors il est tentant de faire perdurer, dans la mesure du possible, ce que nous connaissons. Cela n'est pas très exaltant, mais paraît du moins sans danger.

Rappelons l'étymologie du terme patrimoine qui dérive du mot latin pater. Celui-ci fait référence à ce que l'on reçoit de son père, à un héritage. Mais le patrimoine doit aussi être transmis aux générations futures. De ce point de vue, tout héritage s'accompagne d'une double obligation. L'héritier est redevable vis-à-vis des ancêtres qui ont constitué le patrimoine et vis-à-vis de ses descendants auxquels ce dernier devrait normalement faciliter la vie. Mais avec le patrimoine collectif, cette notion de transmission semble prendre un tour tout à fait particulier. Du patrimoine, les groupes sociaux ne sont que les dépositaires, les gardiens. Ils doivent le transmettre en l'état à leurs enfants, qui à leur tour, devront le conserver. C'est-à-dire que le critère essentiel de la bonne conservation peut sembler être de n'avoir surtout pas transformé l'héritage. Tout se passe parfois comme si d'une part les ancêtres et d'autre part les descendants étaient des juges trop sévères et qu'ils paralysaient l'action du dépositaire, l'empêchant d'utiliser le leg reçu à sa guise.

Aussi l'action consiste-t-elle paradoxalement à mettre en place des dispositifs relativement compliqués pour que, surtout, rien ne change. J'ai déjà cité l'exemple des savoir-faire ou des paysages que l'on s'emploie à conserver tels quels et dont on fige l'évolution au prix de mécaniques complexes. On pourrait évoquer ici la « momification », ou encore la « mise sous cloche » du monde rural tant redoutée par les agriculteurs âgés. En même temps, la fixation opérée est illusoire, et ne dépasse le plus souvent pas le stade des apparences, tandis que le monde continue de se transformer. Les vaches qui produisent le lait qui servira à fabriquer la tome sont désormais mises en pâture sur des terrains autrefois réservés aux cultures. La continuité avec la tome d'autrefois est donc toute relative. De même, faire remonter dans un alpage de la réserve de Faune Sauvage d'Ecole un troupeau de génisses ne ramènera pas le temps où tous les alpages étaient occupés par des vaches laitières et où pendant les cent jours de l'estive s'organisait en montagne une vie particulière.

Nombre de ces projets semblent donc avoir pour but de faire perdurer le présent. Mais, qui plus est, nous allons voir qu'une analyse plus approfondie des projets patrimoniaux baujus tend à nous montrer que, contrairement aux apparences, le patrimoine n'a pas forcément pour fonction d'interroger le passé, ni l'avenir. En ce qui concerne le passé, les éléments patrimonialisés sont choisis avec une subjectivité parfaitement assumée. On ne s'intéresse au passé qu'en tant qu'il « nous parle » aujourd'hui, expliquent ceux qui mettent en oeuvre ces opérations de sauvegarde. Plus exactement, il faudrait sans doute dire « que l'on peut le faire parler ». Une telle sélection paraît a priori parfaitement justifiée. Elle relève du fonctionnement normal du travail de mémoire. Mais à bien y réfléchir, est-ce vraiment au passé que l'on s'intéresse ? Nous verrons que dans le cas des Bauges, le passé des éléments patrimonialisés importe somme toute assez peu. Les études historiques effectuées sur la question sont minimes et ne sont pas diffusées lors des processus de patrimonialisation qui se contentent généralement de mettre l'accent sur quelques grands thèmes assez consensuels qui ne surprennent personne (les moines, la clouterie, l'argenterie de Bauges, le patrimoine naturel...). Le cas de la chartreuse d'Aillon est, nous le verrons, très révélateur à cet égard. Peu importe ce que ce bâtiment a pu représenter autrefois, ce qu'on lui demande, c'est d'être aujourd'hui l' « âme des Bauges » et de fédérer habitants et touristes autour de son image.

Quant à l'avenir envisagé, il n'est pas très différent du présent. Comme je l'ai déjà écrit, le projet qui est inscrit dans le patrimoine semble avant tout la conservation de ce qui est aussi longtemps que possible, voire sa perpétuation. Et au sein de territoires ruraux qui semblent entièrement gagnés par la patrimonialisation au point d'être eux-mêmes considérés comme des patrimoines, cette fixation sur le présent prend une dimension particulière. Elle signifie un aménagement du territoire qui conserve celui-ci dans son état actuel pour une durée indéfinie, quand bien même cette permanence se cantonnerait aux apparences et à ce que peuvent voir touristes et visiteurs.

On peut donc émettre l'hypothèse que les projets patrimoniaux n'ont en réalité pas pour but de s'intéresser au passé ou à l'avenir dans ce qu'ils peuvent avoir de différent. En effet, ils sont avant tout utilisés pour donner au groupe social une image de lui-même et pour présenter cette image vis-à-vis de l'extérieur, donc pour mettre en scène son union autour de certaines valeurs. C'est pourquoi s'ils doivent susciter une émotion propre à rassembler, ils n'ont pas vraiment pour rôle d'interroger ou de bouleverser par le questionnement d'un passé qui peut parfois paraître incompréhensible ou à tout le moins étrange, ni de proposer pour le futur des innovations révolutionnaires. Leurs concepteurs s'efforcent d'abord et avant tout d'offrir du présent une vision harmonieuse.

C'est pourquoi les projets patrimoniaux tendent parfois à occulter les évolutions en cours. Dans le cas des Bauges, les promoteurs de ces opérations souvent liés au pouvoir politique semblent parfois tentés de célébrer un éternel présent du groupe en omettant de prendre en compte tensions, conflits et dynamiques qui l'affectent nécessairement. Dès lors, il est possible de comprendre l'indifférence d'une bonne partie de la population pour ces projets : ceux-ci tournent résolument le dos à leurs préoccupations du moment pour construire une sorte d'ailleurs virtuel au sein duquel ces problèmes n'existent pas.

Finalement, si le patrimoine est un des discours par lequel les groupes sociaux tentent de donner un sens à ce qu'ils vivent aujourd'hui, c'est un discours largement focalisé sur le présent, et qui ne cherche de ressources qu'au sein de ce dernier. En cela, le patrimoine est bel et bien l'un des signes du présentisme. Il est marqué non seulement par un repli sur le présent, mais aussi par une espèce d'éloignement du passé et de l'avenir. C'est pourquoi, paradoxalement, le patrimoine peut se révéler un de ces éléments qui contribuent à creuser le gouffre avec le passé plutôt qu'ils ne le comblent. Cela explique qu'en ces temps de commémoration effrénée, le passé semble à la fois omniprésent et séparé de nous par un fossé infranchissable.

Peut-être n'est-il pas inutile de se demander si ce repli sur le présent, poussé à ses extrémités, ne relève pas d'une forme de repli sur soi et sur le même et d'un refus de l'altérité, qu'elle apparaisse dans l'avenir ou dans le passé.