3. Sortir du présentisme ? Le retour de l'utopie

Les conflits qui entourent en Bauges les projets patrimoniaux prennent dès lors une autre signification.

Nous allons voir au cours de ce travail que les processus de patrimonialisation sont situés au coeur des politiques d'aménagement du territoire menées par différents organismes chargés du développement local et dotés d'une forme de pouvoir au premier rang desquels se trouve le Parc naturel régional. Il s'agit de conserver les caractéristiques du territoire, de préserver ce qui est appelé dans les divers documents préparatoires son « intégrité », ou encore son « authenticité ». En effet, le mode de développement proposé consiste en un accroissement du tourisme « doux » par une mise en valeur des ressources locales destinée aux touristes et citadins en visite sur celui-ci. Pour cela, décideurs et aménageurs s'attachent à protéger ce qui leur paraît attirant pour ce public. Ce sont entre autres ses paysages, sa faune et sa flore, mais aussi l'existence de certaines pratiques agricoles ou artisanales traditionnellement associées à la campagne. Ils s'efforcent globalement de perpétuer et de mettre en valeur un état de fait qui constitue en quelque-sorte un argument de vente pour le territoire.

Or, cette projection dans l'avenir peut-elle vraiment s'accorder avec celle des habitants des Bauges, dont nous avons vu qu'ils cherchent à bâtir une société différente, prenant en compte les particularités du monde rural contemporain et notamment son multiculturalisme ? Ils se situent dès lors dans une démarche que je qualifierai d'utopique, dans la mesure où ils ambitionnent de parvenir à un dépassement de la réalité présente pour aller vers un futur autre.

C'est pourquoi j'émets l'hypothèse que si les projets patrimoniaux ne répondent pas à l'attente des groupes sociaux qui habitent le territoire, ce n'est pas tant à cause du choix des épisodes du passé qu'ils sont chargés de mettre en valeur que parce qu'ils ne parviennent pas à dépasser une forme de célébration du présent. En effet, le besoin de mettre en scène un discours sur le passé - histoire, mémoire, patrimoine - existe dans tout groupe social, et les Baujus ne dérogent pas à la règle. Ce sont d'ailleurs souvent eux qui réclament les premiers la sauvegarde de bâtiments anciens, qui mènent des recherches sur tel ou tel point d'histoire locale, ou même constituent des associations pour sauver une scierie ou un four à pain. Ils sont donc loin de se désintéresser du passé. C'est seulement dans la mesure où les projets patrimoniaux semblent vouloir prolonger le présent du territoire à l'infini et ne laissent que peu de place à l'invention d'autres formes de vie en commun qu'ils apparaissent comme profondément insatisfaisants à leurs yeux.

Après avoir creusé la notion d'utopie, afin de montrer en quoi elle permet de lire l'attitude des habitants des Bauges par rapport au temps et au territoire, je tenterai, à partir des formules de Koselleck « espace d'expérience » et « horizon d'attente », de comprendre quels peuvent être les liens entre la représentation d'elle-même qu'une société construit et ses projets d'avenir. Enfin, j'examinerai en quoi le caractère utopique des projets des habitants peut nécessiter la remise en cause de l'attitude présentiste vis-à-vis du temps qui s'exprime entre autres au travers du patrimoine.