L'utopie des campagnes

L'utopie n'a pas très bonne presse en ce début de XXIème siècle et l'usage de ce mot fait fréquemment controverse 62 . Lorsqu'il est employé dans le sens commun, il évoque au mieux de doux rêveurs peu réalistes, au pire, des dictatures sanguinaires. Les crimes commis au nom du communisme dans l'ancien bloc de l'Est et la révélation de la nature totalitariste des Etats dits socialistes ont beaucoup contribué à ce discrédit. La plupart des militants communistes dans les pays de l'Ouest aspiraient sans aucun doute sincèrement à une société meilleure et plus juste, et c'est peut-être justement le décalage entre ce désir légitime et la réalité du système qui incarnait leurs espoirs qui est le plus effarant. On dénonce aujourd'hui l'aveuglement, voire la mauvaise foi, qui conduisit nombre d'entre eux à nier même devant l'évidence l'existence du système concentrationnaire soviétique ou à légitimer la répression des mouvements démocratiques en Europe de l'Est. Prenons pour exemple les attaques virulentes et indignées qu'une bonne partie des anciens déportés communistes des camps nazis adressèrent à David Rousset, lui-même rescapé de ces mêmes camps, lorsqu'il s'avisa d'appeler l'ensemble des survivants à enquêter sur l'existence du goulag. Ou encore l'étonnante cécité des intellectuels de l'Ouest en visite en URSS qui, à de rares exceptions près (comme André Gide et son Retour de l'URSS), s'enthousiasmèrent pour les mises en scène les plus grossières 63 . L'utopie paraît favoriser dangereusement le déni de la réalité, au risque de conduire à une plongée dans une illusion meurtrière au sein de laquelle la vie des hommes, mise tout entière au service d'un but ultime, n'a plus de valeur. Elle conduirait finalement à sacrifier le présent à l'avenir sous prétexte qu'« on ne fait pas d'omelette sans casser les oeufs ».

L'utopie serait-elle par essence totalitaire ? Bronislaw Baczko écrit que les utopistes ont toujours rêvé une société dont les principes fondateurs se retrouveraient dans tous les détails de la vie quotidienne 64 . Mais aucune société, aucun groupe n'est transparent à lui-même. Toute société recèle conflits, tensions, contradictions. Les racines du totalitarisme se trouveraient-elles dans ce désir d'une limpidité parfaite qui semble caractériser l'utopie ? On pense aux mondes fictifs décrits par Georges Orwell et Aldous Huxley, au sein desquels même la vie intime et les pensées des individus devaient être conformes à ce qu'attendait le pouvoir.

Un autre élément fortement inquiétant de l'utopie est le désir parfois exprimé par ceux qui s'en réclament de rompre radicalement avec les modèles sociaux précédents. Or, vouloir faire du passé table rase est non seulement irréaliste, mais encore dangereux. La volonté de se couper de la tradition que l'on a pu observer chez les révolutionnaires français, avec notamment l'instauration d'un nouveau calendrier ou le désir de supprimer tout souvenir de l'Ancien Régime jusque dans le nom des lieux, a conduit à bien des excès. C'est parfois par la violence et la destruction que l'on a tenté d'effacer les liens qui rattachaient les groupes sociaux au passé.

Cependant, Bronislaw Baczko remarque que si l'on pousse jusqu'au bout ce type de raisonnement, l'on pourrait aboutir à la conclusion que finalement, depuis Platon, ce serait en fait toujours la même utopie. Il n'y aurait d'ailleurs pas des utopies, mais une seule utopie, quelle que soit la forme qu'elle prenne, qu'elle soit étatique ou anti-étatique. Mais, écrit Baczko, en même temps qu'elle dévalorise les utopies, l'assimilation de l'utopie au totalitarisme banalise le phénomène totalitaire. Rien d'étonnant à ce que celui-ci se soit imposé s'il nous est amené du fond des temps par Platon et Thomas More. Il serait dès lors une tentation toujours présente de nos sociétés. Mais de l'imaginaire utopique à la brutale réalité des totalitarismes, il n'y a heureusement pas un lien automatique, et si tous les régimes totalitaires semblent s'appuyer sur une forme d'utopie, en revanche, toutes les utopies ne conduisent pas forcément au totalitarisme.

L'utopie recouvre d'ailleurs un champ très vaste et ne signifie pas forcément la rupture avec le réel. Alain Pessin propose à ce sujet de rompre avec cette notion qui recouvre selon lui des réalités trop disparates. 65 Il distingue ainsi « utopies classiques » et « utopies alternatives ». Alors que pour l'utopie classique, le lieu concerné par l'utopie est un espace clos, fini, fermé sur lui même (cité idéale, île, phalanstère...), l'utopie alternative « est faite de brèches, d'ouvertures imprévues sur des expériences qui ne sont jamais cumulatives et ne peuvent jamais s'organiser en système ». Alors que l'utopie classique vise la suspension du temps, l'immuabilité, l'utopie alternative « ne cesse d'exalter la formation de toute nouvelle brèche dans l'ordre du monde ». L'utopie classique s'organise en système clos, l'utopie alternative « appelle au contraire à l'émergence permanente de l'inédit ».

Pourtant, même en laissant de côté ceux qui assimilent un peu rapidement utopie et totalitarisme, l'utopie n'a pas actuellement le vent en poupe. Si le « temps des utopies » peut faire rêver, que l'on évoque avec nostalgie les communautés soixante-huitardes et diverses expériences éducatives menées dans les années 1960 et 1970, tout cela apparaît aujourd'hui comme un temps un peu fou, le temps des illusions. Nul ne semble pouvoir désormais se réclamer sérieusement de l'utopie. La tendance est plutôt au repli sur un « principe de réalité ». Si les critiques de la société existent, les modifications envisagées demeurent prudentes. Plutôt que d'essayer de changer la société, on tente de changer sa propre vie. Croyances et convictions se replient sur l'intime. Les grands récits ont tendance à être abandonnés et avec eux une certaine forme de militantisme 66 . Ainsi le discours écologiste le plus répandu dans les médias appelle-t-il d'abord et avant tout chacun à prendre à son échelle des mesures concrètes pour éviter de polluer et ne propose pas un modèle de société global dont les principes viseraient à limiter « l'empreinte écologique » de nos sociétés. Dans un tout autre domaine, celui de la religion, le catholicisme est actuellement marqué par le développement de mouvements dits de « renouveau charismatique » dont l'une des caractéristiques est de chercher la conversion des individus plutôt que l'instauration d'une nouvelle société. Si utopie il y a, elle se privatise, et globalement, on ne peut pas dire que l'imagination soit au pouvoir pour construire la société de demain.

Cependant, faut-il pour autant abandonner totalement la notion d'utopie ? Comme le soulignait Alain Pessin, le mot regroupe des réalités bien différentes. Aussi, même si l'on admet que les utopies trop décalées par rapport à l'expérience peuvent se révéler dangereuses à cause justement de leur refus de la réalité, il demeure nécessaire d'avoir des attentes, même relativement modestes, vers lesquelles l'action puisse nous conduire.

Revenons aux racines du mot utopie. Ce néologisme créé au XVIème siècle par Thomas More pour être le nom de sa cité imaginaire signifie en grec ce qui n'est d'aucun lieu, et par conséquent ce qui n'existe pas, du moins pas ailleurs que dans l'imagination de ceux qui l'ont conçu. C'est-à-dire que la pensée utopique suppose d'abord la capacité d'inventer un monde qui déborde un tant soit peu de ce qui est, qui échappe, au moins en partie, aux cadres du réel. Mais ceci n'est-il pas pas la condition même de la liberté humaine ? Sans la faculté de s'affranchir de ce qui existait auparavant et de créer sans cesse de nouvelles traditions, sans la possibilité de ne pas simplement reproduire un modèle, mais de provoquer des changements, des évolutions, que seraient nos sociétés ? Nous ne ferions alors que nous perpétuer, réagir de façon totalement déterminée à ce qui nous affecte. Sans la part d'inconnu, d'inédit que comporte obligatoirement le futur, il n'est pas de choix, pas de liberté, et par conséquent pas d'action.

C'est pourquoi l'utopie, en tant que pensée de ce qui n'existe pas ou pas encore est inhérente à la condition humaine, et il est possible d'affirmer qu'elle est présente à des degrés divers dans tous les groupes sociaux. Cependant, elle tient une place plus ou moins importante au sein des imaginaires, et pour reprendre le concept de François Hartog, il est probable que la place qui lui est conférée varie en fonction des régimes d'historicité.

Or, il me semble que l'utopie joue un rôle primordial dans la conception du monde des habitants des Bauges. Ceux-ci s'efforcent de vivre ensemble dans une société qui, selon leurs dires, ne ressemble à rien de ce qu'ils ont connu auparavant. Les Baujus de souche s'avouent désemparés devant la disparition de leur ancienne société, les néo-ruraux expliquent quant à eux se sentir parfois déconcertés par les règles du jeu locales. Sur un territoire un peu en marge, ayant subi une désertification, où les anciennes structures sont en passe de disparaître, le sentiment éprouvé par la population est que que tout est à construire. Que ce soit en termes de loisirs, de culture, de services publics, de lieux d'expression et des débats démocratiques, de nombreux domaines paraissent en friche. Tous ne sont pas engagés au même degré dans la vie publique, mais nul n'imagine que la situation puisse rester « en l'état » pour les années à venir. Il faudra bien construire des écoles, trouver une solution quant au manque d'équipements sportifs et culturels. Personne ne semble envisager de se contenter du statut quo.

De plus, les réponses envisagées sont collectives. Nous verrons comment des groupes d'habitants des Bauges ne cherchent pas seulement une solution pour faire garder leurs propres enfants, mais s'efforcent de mettre en place une halte-garderie, comment ils ne se contentent pas de trouver un moyen de s'exprimer au sein du débat public, mais tentent aussi de rendre celui-ci davantage accessible au plus grand nombre. En portant, comme ils le font, ces problèmes dans la sphère publique, les individus s'engagent sur une voie susceptible de les conduire non pas seulement à changer leur propre vie, mais à s'attaquer au modèle social. Ils essaient, me semble-t-il, de mettre en place sur le territoire qu'ils occupent une nouvelle voie, qui allierait une solidarité liée à l'appartenance au territoire - l'idée de s'entraider malgré les différences - à la liberté et au contrôle social restreint qui apparaissaient jusqu'à récemment comme l'apanage des villes.

Les acteurs de cette recherche d'une nouvelle façon de vivre n'ont pas l'intention de reproduire un quelconque modèle. La société qu'ils tentent de construire ne leur parait ressembler en rien à ce qu'ils ont connu jusqu'alors, et le passé dont ils ont pu hériter ne fournit pas de réponse définitive à leurs questions. Ils ne veulent ni reproduire la vie en ville que nombre d'entre eux ont résolument abandonnée et que les autres ont toujours refusée, ni tenter de redonner vie à la société rurale traditionnelle dont tous rejettent le poids et les contraintes. Ils assument la nouveauté de ce qu'ils essaient de mettre en place, et de ce point de vue, ils se situent résolument du côté de l'utopie.

Leur conception de l'avenir est donc bien éloignée de la perpétuation d'un héritage ou de la conservation du même. Leur façon de vivre le temps est marquée par une tension vers le futur auquel ils aspirent. Nous pouvons dès lors percevoir ce qui, dans la patrimonialisation, peut leur sembler profondément insatisfaisant. Ce que sont en train d'opérer les habitants des Bauges, c'est peut-être une remise en cause du modèle présentiste qui a, ces dernières années, largement dominé les politiques d'aménagement des espaces ruraux. Dès lors, les conflits autour du patrimoine seraient les manifestations d'une dynamique sociale à l'œuvre qui conduirait peu à peu les individus à percevoir le temps différemment.

Notes
62.

Voir PEQUIGNOT, Bruno (dir), 1998, Utopies et sciences sociales, l'Harmattan, ou Diogène, Revue Internationale des Sciences Humaines, 2005, n°209, Approches de l'utopie .

63.

Voir TODOROV, T., Mémoire du mal..., p 171-172.

64.

BACZKO, B., Les imaginaires sociaux...

65.

PESSIN, Alain, « Alternative et utopie dans la France contemporaine », dans PEQUIGNOT, B., Utopies et sciences sociales...

66.

Cf LYOTARD, J-F., La condition postmoderne.