Les catégories d'espace d'expérience et d'horizon d'attente, introduites par Reinhart Koselleck pour « thématiser le temps historique » 67 , peuvent nous permettre de mieux comprendre les enjeux liés à la place occupée par l'utopie au sein des imaginaires du temps. Elles mettent l'accent sur le lien indéfectible qui unit représentations du passé et représentations de l'avenir. Il n'est pas d'attente sans expérience et pas d'expérience qui ne donne lieu à une attente, et les deux polarités se conditionnent mutuellement. En même temps, comme le rappelle Paul Ricoeur qui commente ces deux termes 68 , il n'y a pas de symétrie entre eux. L'horizon nous renvoie à un déploiement, à une infinité de possibles quand l'espace renvoie à quelque-chose de plus rassemblé. Par contre, les deux pôles sont toujours en tension. Ainsi, la croyance en l'avènement de temps nouveaux contribue-t-elle à rétrécir l'espace d'expérience, à rejeter le passé dans les ténèbres de l'obscurantisme.
En outre, si l'espace d'expérience est très limité, sans doute l'horizon d'attente l'est-il aussi. « Pas de divine surprise pour qui le bagage d'expérience est trop léger ; écrit Ricoeur, il ne saurait souhaiter autre chose » 69 . C'est pourquoi il est important que l'espace d'expérience reste ouvert et vaste. La crispation de l'un des deux termes correspond sans doute à la crispation de l'autre. Ainsi, Bronislaw Baczko montre que mémoire et utopie se répondent au sein des imaginaires sociaux, et que la mainmise opérée par les totalitarismes sur la mémoire l'est du même coup sur les projets d'avenir 70 . Lorsque ceux-ci réduisent ce passé à une histoire officielle hors de laquelle les historiens ne sont pas autorisés à mener des recherches, ils confinent du même coup l'horizon d'attente à l'utopie d'Etat. Espace d'expérience et horizon d'attente se déploient ainsi de concert, s'ouvrent et se ferment en même temps
Il me semble qu'il est possible de mettre ces deux termes en parallèle avec les notions d'idéologie et d'utopie telles qu'élaborées par Paul Ricoeur. L'idéologie est en quelque sorte le lieu d'où nous partons, les cadres sociaux et culturels à partir desquels chaque individu se représente le monde qui l'entoure et ce qui l'affecte. C'est aussi l'ensemble des traditions, des règles et des institutions qui permettent à un groupe de fonctionner. L'idéologie a donc une fonction intégratrice, elle est au fondement de notre lecture du monde, de notre compréhension des situations auxquelles nous sommes confrontés, mais aussi de notre appartenance à un groupe. C'est à partir d'elle que nous construisons notre action. C'est pourquoi, si les idéologies ont un caractère relatif et sont parfois la source de malentendus - lorsque l'autre, celui qui construit son action à partir d'un système de valeurs différent, ne voit pas les choses de la même façon que nous - il n'est pas possible de souhaiter leur disparition. Comment, sans idéologie, donner un sens à ce que nous vivons ? Et P. Ricoeur écrit à ce sujet :
« Mais la mort des idéologies ferait la plus stérile des lucidités. Car un groupe social sans idéologie et sans utopie serait sans projet, sans distance à lui-même et sans représentation de soi. Ce serait une société sans projet global, livrée à une histoire fragmentée en évènements tous égaux et donc insignifiants » 71
L'idéologie a un pendant, l'utopie, qui lui ressemble beaucoup : les deux notions ont en commun, selon Ricoeur, leur « non-congruence » avec la réalité. Mais l'utopie déborde légèrement l'idéologie, car tout en étant elle aussi construite à partir des matériaux dont nous disposons, elle s'arrache, ne serait-ce que de façon minime, à l'univers connu, pour proposer une alternative, et agrandir ainsi le champ des possibles. Un peu comme l'horizon d'attente excède toujours l'espace d'expérience. Cependant, tout comme ces deux termes, idéologie et utopie se conditionnent mutuellement. Pour que l'utopie soit possible, il faut que l'idéologie, la tradition évitent la rigidité et s'ouvrent à une certaine forme de dynamique.
En effet, si l'idéologie devient trop forte, trop prégnante, alors elle ne joue plus son rôle de socle, de fondement. Elle ne permet plus à l'utopie de la dépasser ; elle enferme celui qui la porte et limite son action. Elle devient dès lors, selon Paul Ricoeur, une sorte de « cécité au réel » 72 qui empêche de penser les changements qui interviennent dans la société et se transforme en une série de dogmes. Idéologie et tradition doivent demeurer vivantes et en mouvement tout comme l'utopie. C'est pourquoi pour rouvrir les portes du futur, il faut rouvrir celles du passé. Je vais donc tâcher de saisir en quoi le fait que les habitants des Bauges accordent une grande place à l'utopie dans leur conception du monde influe sur la façon dont ils considèrent le passé et dont ils sont susceptibles de l'utiliser.
KOSELLECK, Reinhart, 1990, Le futur passé, Paris, éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales.
RICOEUR, Paul, 1985, Temps et récit 3, Le temps raconté, Paris, Seuil, voir partie II, chapitre 7, « vers une herméneutique de la conscience historique », p 374-433.
RICOEUR, P., Temps et récit 3, p 377.
BACZKO, B., Les imaginaires sociaux...
RICOEUR, Paul, 1986, Du texte à l'action, Paris, Seuil, p 360.
RICOEUR, P., Du texte à l'action, p 353.