Se réapproprier passé et futur ?

Rouvrir le passé...

Si le projet des habitants des Bauges relève de l'utopie dans le sens où ceux-ci se tournent consciemment vers quelque chose qui n'existe pas encore, le moins que l'on puisse dire, c'est que cet avenir nouveau ne leur apparaît pas de façon très précise. Tout d'abord, ils n'en ont pas une vision unique, les uns et les autres élaborant leurs représentations du monde au sein de références bien différentes. Néo-ruraux et agriculteurs, jeunes et personnes âgées n'envisagent certainement pas le devenir du territoire de la même manière. Personne n'est donc à même de proposer pour le futur un modèle susceptible de fédérer l'ensemble des groupes et de leur dicter leur action. Aussi, plutôt que d'un projet consistant en la réalisation d'un programme bien défini, il s'agit en fait d'attentes plus ou moins claires concernant, par exemple, une évolution de la démocratie locale. Globalement, tous s'accordent à penser qu'il faut faire quelque chose pour permettre aux habitants de participer davantage aux décisions, mais il n'y a pas d'accord sur une revendication commune quant aux structures qui pourraient être mises en place. De la même façon, si tous semblent souhaiter un développement économique du territoire qui lui confère une certaine autonomie, les différents groupes n'envisagent pas de la même façon les formes que celui-ci pourrait prendre. Le projet, si projet il y a, est en élaboration, et procède par tâtonnements. Il s'agit donc plus de profiter des occasions de mettre en place de légers déplacements de la réalité que de promouvoir des changements radicaux.

Le côté expérimental de ce qui se joue est visible pour l'observateur que je suis dans le caractère quelque peu indéterminé des rapports humains sur le territoire. Les personnes sont fréquemment amenées à se rencontrer dans des situations relativement inédites : co-voiturage des enfants, collectif citoyen, tentative de relance des veillées « gromaille » (lors desquelles on casse les noix)... Le plus souvent, mis à part pour les familles locales qui se connaissent entre elles, il ne semble pas exister une manière bien déterminée de se comporter : faut-il se tutoyer, se vouvoyer ? A partir de quel degré de connaissance peut-on s'inviter ? Quel degré de familiarité peut-on avoir lors du repas de la foire avec quelqu'un qui est un voisin plus ou moins proche ? Les règles de sociabilité ne sont pas fixées et s'inventent au fur et à mesure des situations. De la même façon, nous verrons que les parcours par lesquels les uns et les autres peuvent obtenir une légitimité permettant de prendre des responsabilités dans la vie publique locale, que ce soit à l'échelle du village, du canton ou de l'école, sont variés et s'inventent au fur et à mesure des trajectoire individuelles.

Parce que l'horizon d'attente est en construction, en chantier, il projette du même coup ces caractéristiques sur l'espace d'expérience. C'est-à-dire que pour les habitants des Bauges, le passé est nécessairement ouvert et en partie indéterminé. Ils ressentent en effet le besoin d'en utiliser toutes les ressources, d'y puiser librement au fur et à mesure que les situations l'exigent, de se servir de tout l'héritage dont ils disposent pour construire l'avenir. En fait, ils aspirent avant tout à laisser autant de portes ouvertes que possible afin de pouvoir prélever, choisir ce qui, dans leur expérience, peut les aider à trouver des solutions et à déterminer leur action.

Dans le même temps, ils recherchent le moyen de donner un nouveau sens au lien entre le passé et l'avenir, en essayant de rattacher ce qu'ils ont vécu, leur trajectoire antérieure souvent urbaine, mais aussi l'histoire récente du territoire (surtout pour ceux qui l'habitent depuis longtemps), à un avenir dont ils rêvent : un monde rural qui serait le lieu d'une façon de vivre ensemble plus solidaire, dans lequel on prendrait soin de son voisin. C'est pourquoi ils s'appuient sur un très large panel d'expériences : non seulement celle de la vie des régions de montagne d'autrefois, telle qu'elle peut-être mise en valeur par les institutions, mais aussi, nous le verrons, celle des premières tentatives de développement économique et touristique des années 1960, l'aventure des premières associations de néo-ruraux, leur vécu en ville, etc... Tout un ensemble d'épisodes qui font l'objet d'une mémoire vivante, racontée, commentée et enrichie... mais qui n'est pas fixée par la patrimonialisation.

C'est pourquoi j'émets l'hypothèse que les tensions qui se manifestent à propos des politiques patrimoniales n'ont pas pour origine un désaccord sur le fait de célébrer le passé, ni même sur celui de vouloir transmettre des traditions. Ces dernières sont absolument indispensables à la compréhension du monde et à la construction de l'action, et nul ne conteste leur nécessité. Le véritable point d'achoppement se trouve au niveau de la fixation de celles-ci sur le présent. En mettant l'accent sur la conservation dans le temps de paysages qui soient les mêmes que ceux que l'on connaît, ou d'une tome fabriquée de la même façon que la tome actuelle, les opérations de patrimonialisation menées dans le massif s'orientent vers une forme de réduction de l'espace d'expérience sur une version de l'objet choisi, et sacrifient du même coup toutes les autres. Le passé est figé en une histoire unilinéaire et univoque, au lieu de receler des histoires multiples pouvant apparaître et disparaître selon les circonstances.

Or, même si cela peut paraître paradoxal, pour construire avenir, il faut avant tout conserver le passé ouvert, comme l'affirme Paul Ricoeur :

« Il faut d'autre part résister au rétrécissement de l'espace d'expérience. Pour cela, il faut lutter contre la tendance à ne considérer le passé que sous l'angle de l'achevé, de l'inchangeable, du révolu. Il faut rouvrir le passé, raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées. Bref, à l'encontre de l'adage qui veut que l'avenir soit à tous égards ouvert et contingent et le passé univoquement clos et nécessaire, il faut rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée. Or, ce sont là les deux faces d'une même tâche : car seules les attentes déterminées peuvent avoir sur le passé l'effet rétroactif de le révéler comme tradition vivante. » 73

L'idée qu'une certaine forme de conservation puisse finalement rétrécir l'espace d'expérience peut être rapprochée du travail critique mené par différents chercheurs au sujet de la sacralisation du passé qui semble parfois marquer ces temps de commémoration effrénée. Tzvetan Todorov rappelle dans Les abus de la mémoire 74 que le passé est fait pour être discuté, comparé. Il évoque le cas particulier de la mémoire de la Shoah. Partant du constat que certains groupes tendent à s'ériger en « gardiens de la mémoire » et veulent interdire, au nom du caractère unique de l'évènement, tout débat à propos de ce dernier, il plaide pour le droit, et même le devoir de comparer. Au nom de quoi, en effet, prétendre qu'un événement est unique dans son ampleur, si on ne l'a pas rapproché d'autres épisodes avec lesquels il présente des similitudes ? D'autre part, à quoi sert la mémoire si la connaissance du passé ne nous permet pas d'agir aujourd'hui de façon plus sûre, aidés par l'expérience ? Or, si le passé se révèle incommensurable, qu'il ne peut être mis en relation avec le présent, il n'y a pas de « leçons de l'histoire ». Et si le souvenir de la barbarie passée n'est pas une arme pour lutter contre la barbarie présente, quand bien même celle-ci ne serait pas de même ampleur, alors son existence même a quelque chose d'absurde. Tzvetan Todorov évoque parmi d'autres l'exemple de David Rousset, qui ne se contenta pas d'écrire des livres sur son expérience du système concentrationnaire à Dachau mais invita tous les anciens déportés à prendre en main l'enquête sur l'existence de camps soviétiques. Il exprimait ainsi l'idée que leur expérience involontaire de victimes devait les conduire non pas à se refermer sur eux mêmes et sur leur mémoire, mais à agir dans le présent pour les autres, les victimes actuelles.

Le passé, d'une certaine manière, est fait pour être utilisé, et, pourquoi pas, instrumentalisé. Il doit pour cela demeurer accessible à l'ensemble de la société et ne pas faire l'objet d'une appropriation par un groupe, quelles que soient les souffrances que celui-ci ait pu connaître. Par ailleurs, il n'est pas de domaine sacré sur lequel les historiens ne pourraient pas travailler et poser des questions. La sacralisation du passé, en le rendant du même coup inutilisable, participe elle aussi au rétrécissement de l'espace d'expérience et au repli sur le présent.

Aussi, il me semble possible que les tensions autour des projets patrimoniaux puissent finalement être expliquées au moins en partie par une réaction des groupes sociaux face à la réduction de l'espace d'expérience. Les habitants chercheraient en définitive à empêcher la fermeture du passé sur une histoire établie, close, terminée et à conserver au contraire à celui-ci son caractère ouvert et multiple, permettant diverses lectures et interprétations.

... pour rouvrir l'avenir.

Et s'il faut rouvrir le passé, c'est pour conserver à l'avenir toutes ses potentialités. Nous avons vu que le régime d'historicité présentiste pouvait conduire à n'envisager l'avenir que comme une perpétuation du présent. De toute évidence, l'horizon d'attente n'est pas très large dans cette perspective. Le chemin paraît tout tracé vers un futur sans surprise, puisqu'il sera le même que le présent.

Or, admettre que le passé ne soit pas fini mais sans cesse en chantier, c'est aussi admettre que dans l'avenir, on ne s'intéressera pas forcément aux même aspects de celui-ci et on n'en conservera pas forcément les mêmes souvenirs.

Ce qui m'amène à formuler une autre critique de l'aspect conservatif, fixatif, de certaines opérations patrimoniales. Celles-ci ne se contentent pas de tenir un discours sur le passé : elles tentent aussi d'imposer sa perpétuation aux générations futures, en organisant la conservation de tel ou tel signe porteur de ce discours : monument, produit, savoir-faire... C'est-à-dire que ces processus de patrimonialisation non seulement proclament la volonté des hommes du présent de conserver tel ou tel objet, mais tendent encore à prolonger cette volonté à l'infini. Le monument historique est là encore un bon exemple. L'accession au rang de monument historique s'accompagne d'un impératif consacré par la loi à destination des générations futures : « vous conserverez ce monument ». De même, l'élaboration d'un cahier des charges précis pour la fabrication d'un produit alimentaire consiste à décider non seulement que le produit doit être aujourd'hui fabriqué d'une certaine façon, mais encore que, dans le futur, il continuera à l'être ainsi.

Or, pour en revenir aux processus mémoriels, s'il est possible de dire aujourd'hui « je me souviens », il est beaucoup plus problématique d'affirmer que les générations suivantes conserveront le souvenir. Paul Ricoeur s'élève ainsi contre le « devoir de mémoire » expression souvent employée ces dernières années, et rappelle les dangers de la « mémoire obligée ».

« (...) je veux dire combien il importe de ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire. Pourquoi ? Parce que le mot devoir prétend introduire un impératif, un commandement, là où il n'y a à l'origine qu'une exhortation dans le cadre de la filiation, le long du fil des générations « tu raconteras à ton fils... ». Ensuite, parce qu'on ne met pas au futur une entreprise de remémoration, donc de rétrospection, sans faire violence à l'exercice même de l'anamnèse, risquons le mot, sans une pointe de manipulation. » 75

D'une certaine façon, s'il est nécessaire de mettre en valeur certains épisodes du passé, nous ne pouvons espérer obliger nos descendants à reprendre à leur compte la sélection que nous avons opérée. Nous pouvons seulement nous contenter d'espérer qu'ils le feront et nous efforcer de leur transmettre ce souhait. Mais nous devons leur laisser la liberté d'interroger le passé comme bon leur semble. Et il est probable qu'ils auront d'autres centres d'intérêt qui les conduiront se pencher sur d'autres épisodes que ceux qui nous ont mobilisés. Ils utiliseront le passé en fonction des évènements auxquels ils seront confrontés, pour y puiser des ressources qui les aideront à définir leur action.

Rouvrir le passé, c'est donc affirmer une volonté que l'avenir puisse être autre. Dans le cas des Bauges, nous allons voir que les institutions qui patrimonialisent n'acceptent pas toujours de bonne grâce que le passé puisse faire l'objet de débats, de réévaluations. En effet, elles s'appuient sur une politique dont l'un des fondements semble être l'idée que le monde rural doit demeurer égal à ce qu'il est, au moins en apparence. Pour nombre des aménageurs et décideurs du monde rural, l'aspect authentique, voire archaïque des territoires ruraux est ce qui attire touristes et visiteurs, donc ce qui permet à ces territoires de survivre. Paysages, mais aussi traditions et modes de vie des Bauges sont considérés comme un capital qu'il s'agit de ne pas écorner. C'est-à-dire que ceux qui fabriquent le patrimoine ne considèrent pas d'abord ce territoire comme un lieu à construire et où doivent intervenir à plus ou moins long terme divers changements. Ce qui est entrepris est d'abord et avant tout une préservation de ce qui est, et l'attention se focalise entièrement sur le présent. C'est pourquoi, le passé qui est mis en valeur a avant tout pour but de légitimer le présent, d'en donner une vision harmonieuse et satisfaisante. Il s'agit pour cela de mettre l'accent sur ce qui ne recèle pas de contradiction et ne suscite pas de conflit. Donc sur des épisodes du passé qui ne prêtent pas à controverse et s'avèrent propres à rassembler. Les thèmes moins consensuels ont dès lors tendance à être abandonnés dans un oubli discret. C'est par exemple le cas des conflits qui ont entouré la naissance de la réserve de faune et de flore d'Ecole, ou des luttes qui ont opposé moines et communautés paysannes à propos des alpages.

Pourtant, le travail sur ces conflits serait peut-être un bon point de départ pour réfléchir aux questions qui se posent aujourd'hui et aux choix qui sont à effectuer. L'analyse des tensions d'autrefois pourrait permettre de dépasser les tensions actuelles, ou du moins, de les rendre constructives. En niant, ou du moins en ignorant l'existence de celles-ci dans le passé, on occulte du même coup celles du présent et l'on procède comme si tout était résolu. Pourtant, d'importantes questions demeurent quant au mode de développement et aux règles du vivre ensemble qu'il convient d'instaurer. Fermeture du passé et fermeture de l'avenir se répondent. Pour pouvoir se vivre comme les acteurs d'un monde en construction, comme partie prenante d'une dynamique, les différents groupes d'habitants ont besoin de s'appuyer sur un passé qui comporte lui aussi des incertitudes et des interrogations.

Les objets du patrimoine constituent donc l'un des discours de la mémoire qui s'exprime dans l'espace public. Mais ce discours, lorsqu'il se veut en même temps fixation et conservation, peut être le signe d'un certain rapport au temps, le présentisme. Et ce qui pose alors question n'est pas la mise en scène du passé dans l'espace public : toute société traduit dans l'espace public ses mythes, ses valeurs et ses aspirations. Le problème réside plutôt dans la façon dont ce type de discours a tendance à figer passé et avenir dans un moule constitué par le présent, comme s'il était possible de stopper le mouvement par lequel les groupes sociaux recomposent sans cesse leur passé au fur et à mesure des évènements.

Je vais essayer, au travers des conflits entourant le patrimoine de montrer en quoi une remise en cause du présentisme et une réhabilitation d'une forme d'utopie me semblent être à l'oeuvre dans le monde rural. Je défendrai la thèse que pour les groupes sociaux en présence dans les Bauges, l'analyse à partir du présent ne suffit plus, et qu'ils ont besoin d'un autre passé pour inventer un autre avenir.

Je propose donc de lire le conflit autour du patrimoine en Bauges comme le signe d'une dynamique sociale à l'oeuvre et de l'émergence d'un nouveau rapport au temps. Il est intéressant de constater que c'est dans un territoire comme celui des Bauges, à la croisée entre une réputation d'archaïsme - nous le verrons, savamment entretenue par certains - et le désir de fonder une nouvelle société que le présentisme semble montrer ses limites.

Notes
73.

RICOEUR, P., Temps et récit 3, p 390.

74.

TODOROV, Tzvetan, 1995, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa,

75.

RICOEUR, Paul, 2000, « L'écriture de l'histoire et la représentation du passé », Annales HSS, juillet-août 2000, n° 4, pp 731-747, p 735-736.