Pour bien comprendre ce qui se joue dans les tensions qui agitent aujourd'hui le canton du Châtelard, mettant en scène représentants des institutions, élus, habitants, responsables associatifs, il convient de prendre en compte la diversité des acteurs en présence, et de s'interroger sur ce que signifie pour eux l'espace dans lequel ils vivent.
Le monde rural dans son ensemble a subi depuis près de deux siècles de profondes mutations qui se poursuivent actuellement. L'économie paysanne traditionnelle a périclité. L'exode rural d'abord lent s'est accentué jusqu'à devenir le phénomène le plus marquant de l'après-guerre 76 , entraînant un bouleversement non seulement du mode de vie des habitants restants, mais aussi des paysages et des représentations des espaces ruraux. Considérées comme porteuses d'une forme d'archaïsme, de contraintes sociales, d'un mode de vie ancien et dépassé, les campagnes étaient alors un véritable repoussoir pour les jeunes générations. Elles semblaient représenter l'antithèse de la liberté rêvée que faisaient miroiter les grandes villes.
Puis, à partir de la fin des années 1970, la tendance s'est retournée d'abord imperceptiblement, puis de façon de plus en plus visible. Les campagnes se sont révélées à nouveau attractives. En quelques dizaines d'années, certaines d'entre elles sont passées d'un extrême à l'autre, quittant leur statut d'espace désertés, dédaignés, fuis par les jeunes, pour devenir des espaces convoités, lieu de destination d'un « exode urbain ».
L'image du monde rural est ainsi devenue plus positive. Les représentations de celui-ci comme lieu d'une forme d'oppression de l'individu, qui s'y trouverait soumis à une espèce de totalitarisme du collectif, se sont estompées. Pour les générations d'aujourd'hui, la campagne, peut-être parce qu'elle est d'abord pour de nombreux citadins le lieu des vacances, est celui de la liberté 77 .
De nouvelles populations sont arrivées. Pour celles-ci, vivre dans ce monde, loin d'être une fatalité, est un choix qu'elles renouvellent au fil du temps. La société rurale est devenue multiple et complexe. Elle est marquée par la mobilité. Les ancrages et référents spatiaux s'individualisent, des cultures différentes entrent en contact. La cohabitation n'est d'ailleurs pas toujours facile, et diverses lignes de fracture se dessinent.
Quels sont les rapports à l'espace des individus issus des différents groupes ? Comment se joue le jeu des appartenances, lorsque rien, au départ, ne nous lie à un territoire ? Comment les uns et les autres se positionnent, négocient pour acquérir une place dans la société locale ? Quels sont les institutions au sein desquelles sont prises les décisions concernant l'aménagement du territoire ? Comment l'action du Parc naturel régional est elle perçue ? Autant de questions auxquelles je tenterai de répondre dans cette partie.
Je m'efforcerai d'abord de mieux cerner les notions de territoire et de territorialité. Ce n'est pas chose facile, tant sont multiples les sens attachés à ces mots. Le problème qui se pose est celui de la pertinence de ces notions pour traiter la réalité contemporaine. Le territoire est-il aujourd'hui moribond, définitivement destructuré par la mobilité grandissante et les réseaux dans lesquels chaque individu est désormais inscrit, ou connaît-il au contraire un regain d'attachement ?
Je montrerai ensuite comment en Bauges le lien au territoire construit par l'économie traditionnelle s'est peu à peu vidé de sa substance, avant de faire place à de nouvelles formes d'attachement. Je commenterai les discours qui ont accompagné l'émergence d'une nouvelle représentation du territoire contenant en germe la création d'un « territoire de projet », le Parc naturel régional.
Puis je me pencherai sur le caractère multi-culturel de la population des Bauges, en rappelant que tous ne vivent pas le territoire de la même manière. Les lieux et les temps de l'attachement en sont pas les mêmes.
Enfin, je reviendrai sur l'émergence du Parc naturel régional, la création territoriale et institutionnelle la plus récente, afin de rappeler quels sont les groupes qui ont porté ce projet, et quels étaient ceux qui exprimaient le plus de réticences à son égard, et pour tenter de comprendre pourquoi un projet qui faisait l'objet de grandes attentes s'est mué pour beaucoup en sujet de déception.
L'historien Eric Hobsbawm écrit ainsi dans L' Â ge des extrêmes : « Le changement social le plus spectaculaire et le plus lourd de conséquences de la seconde moitié de ce siècle, celui qui nous coupe à jamais du passé, c'est la mort de la paysannerie » : HOBSBAWM, E., L' Â ge des extrêmes..., p 382.
HERVIEU, B. et VIARD, J., Au bonheur des campagnes.