1. Territoire, territoires

L'une des principales « entrées » de ce travail est sans aucun doute la notion de territoire. En effet, en choisissant comme terrain d'étude une zone rurale de montagne, je posais implicitement la question du rapport que les habitants de cet espace entretiennent avec ce dernier. La population étudiée, très diverse dans ses origines et sa culture, est avant tout réunie par le fait qu'elle cohabite dans un même lieu. Cela suffit-il cependant à en faire un groupe social, des membres duquel on pourrait dire qu'ils ont un commun un territoire, c'est-à-dire qu'ils partagent une façon de vivre l'espace et de le parcourir, mais aussi un certain rapport au temps ? A l'ère de la mobilité généralisée, quel rôle jouent dans la vie de ces hommes et de ces femmes les lieux dans lesquels ils habitent, et où un certain nombre d'entre eux ont élu domicile après diverses pérégrinations ?

En faisant le choix d'une étude de terrain localisée dans un massif montagneux, je ne souhaitais cependant pas me livrer à une monographie traditionnelle d'un territoire précisément délimité. Le principe de la monographie, qui fut très en vogue au début du XXème siècle, consistait en effet à étudier de la façon la plus exhaustive possible un espace doté de frontières bien précises - territoire d'une commune, d'un canton -, en additionnant les données géologiques, géographiques, historiques, sociologiques. L'auteur postulait ainsi implicitement que le territoire étudié était porteur d'une unité sous-jacente, et une tradition bien française le portait souvent du côté d'un certain déterminisme géographique. Dans cette logique, le territoire était fondé par la géologie, qui conférait ses caractéristiques au milieu naturel, influençant ainsi l'économie et en dernier ressort le groupe humain qui l'habitait. La pratique de ce type d'études a longtemps perduré dans les sciences sociales, avec peut-être une vigueur toute particulière chez les ethnologues pour qui le terrain a longtemps été avant tout un lieu réputé plus ou moins clos : le village indigène ou sa région.

Si le principe du travail approfondi sur une réalité locale ne manque pas d'intérêt, il a trop souvent conduit étudier des systèmes sociaux comme s'ils étaient des entités fermées, imperméables aux influences extérieures, et comme si leurs frontières, loin de n'être que des constructions, constituaient d'intangibles vérités. Or, de ce point de vue, mon terrain est un peu particulier dans la mesure où il est désigné par un nom de lieu - « Les Bauges » - qui comporte, nous l'avons vu, un certain flou. Or, je me refuse à en fixer les frontières. En effet, même si mon travail se fonde sur une étude du canton du Châtelard, je ne traite pas ce dernier comme une réalité incontestable et pré-existante à sa production par ils groupes sociaux. Au contraire, je montre dans ce travail la multiplicité des constructions territoriales qui se superposent au sein de l'espace étudié : vallée des Bauges, massif des Bauges, PNR du Massif des Bauges, terroir de la tome des Bauges, etc. Je m'appuie certes sur ma connaissance des réseaux dans le canton du Châtelard pour proposer une analyse de la situation. Cependant, je ne souhaite pas considérer les personnes qui y vivent seulement en tant qu'habitants de ce territoire, comme si celui-ci était leur unique référence spatiale. En réalité, celles-ci sont souvent caractérisées par la multiplicité de leurs attachements dans le temps et dans l'espace. Certaines sont par exemple venues de telle ville, plus ou moins lointaine, et y ont parfois encore des liens, ou descendent chaque jour travailler dans l'agglomération voisine. D'autres vivent une partie de leur quotidien à l'échelle du canton, mais font aussi partie de groupements professionnels à l'échelle du Parc. Le territoire n'est pas une donnée a priori de mon étude, mais il est une des notions que je souhaite interroger. A quelle(s) territorialité(s) se rattachent les habitants du canton du Châtelard ? Que signifie pour eux le territoire du Parc ? Le massif des Bauges ? Les quatorze communes du canton ?

Nous allons commencer par revenir sur le concept de territoire qui se caractérise par sa polysémie. Ce terme désigne-t-il une forme ancienne et dépassée de rapport à l'espace ou a-t-il encore une pertinence aujourd'hui, à l'heure de la mondialisation et de la montée des mobilités ? Nous verrons ensuite pourquoi le mot territoire prend une résonance particulière lorsqu'on le rattache au monde rural et quelles sont les caractéristiques des territoires d'aujourd'hui.