Le territoire, un mot aux multiples sens

Définir le terme territoire n'est pas chose facile, tant celui-ci se caractérise par la multiplicité des sens qui lui sont attachés. Les ouvrages qui lui sont consacrés suffiraient à remplir une bibliothèque et son étude passionne les chercheurs en sciences humaines, parmi lesquels on peut notamment citer les ethnologues et les géographes.

Le mot territoire évoque les rapports particuliers qu'un groupe humain entretient avec un espace déterminé. Mais ceci étant dit, son sens est très large, et comme le soulignent Pierre Alphandéry et Martine Bergue 78 , il peut être envisagé selon deux perspectives.« La première, écrivent-ils, renvoie aux cadres liés à l'action publique et à la représentation politique ». Le territoire peut alors être défini comme le lieu où s'exercent un pouvoir et des compétences en termes d'aménagement. Il est délimité par des frontières précises. A cet axe peuvent être rattachés des territoires tels que celui du canton du Châtelard, ou celui du Parc naturel régional, et plus généralement l'ensemble des créations territoriales récemment intervenues dans le monde rural français.

L'autre perspective est celle dans laquelle le territoire est plus flou, moins institutionnalisé. « Il recouvre les diverses formes de rapport à l'espace que les individus et les groupes sociaux ne cessent de produire et de transformer dans le cadre de leurs relations sociales » 79 . Cette fois, point de frontières précises, mais plutôt un coeur et des marges ou des extensions diverses. Ainsi « les Bauges », entendues comme la « vallée des Bauges », sont le territoire de référence de nombreuses pratiques. Le terme renvoie à un groupe. La meilleure preuve en est son utilisation dans les conversations pour désigner ce que l'on pourrait appeler la « société baujue » : « Toutes les Bauges vont se moquer de lui ».

Les deux axes s'imbriquent cependant le plus souvent. La territorialité vécue vient se superposer aux frontières administratives, par exemple parce que celles-ci correspondent à un découpage très ancien, et qu'elles ont des conséquences concrètes sur les pratiques des individus. Par exemple, dans le canton du Châtelard, les habitants sont administrativement rattachés à la perception du Châtelard pour l'ensemble des impôts. Ce village fait par ailleurs figure de bourg depuis très longtemps. Traditionnellement, les notables y résidaient et l'on y trouvait de nombreux commerces. Aujourd'hui, son rôle de capitale continue de s'affirmer avec la présence du seul petit supermarché du canton, du vétérinaire, de la pharmacie, du collège, de la halte-garderie, et du siège du Parc. Par conséquent, le territoire administratif - le canton - correspond à un territoire vécu : le Châtelard occupe une place particulière dans les pratiques quotidiennes des habitants de l'ensemble du canton, qui se trouvent liés par leur fréquentation plus ou moins régulière de ce village et de ses services, et par l'intégration de ce dernier dans leurs représentations de l'espace. Autre exemple de la superposition des frontières administratives et des pratiques, la limite départementale avec la Haute-Savoie demeure importante dans le vécu des habitants des Bauges. S'ils fréquentent Annecy en tant que pôle urbain, les villages situés de l'autre côté de la frontière départementale leur sont par contre étrangers. Ils s'arrêtent parfois à la boulangerie au passage, mais n'en connaissent pas les habitants.

D'autre part, les créations territoriales contemporaines (PNR, Pays, Contrats Globaux de Développement ) ambitionnent de correspondre à des espaces pratiqués par leurs habitants, qui font sens pour eux. Le territoire vécu peut ainsi déboucher sur la création d'un territoire administratif.

La façon dont les individus et les groupes construisent leur rapport à l'espace entre objectivité et subjectivité a été étudiée par de nombreux géographes. Armand Frémont publie ainsi en 1976 La région, espace vécu, dans lequel il montre que l'espace vécu par les individus varie en fonction de leur âge, de leurs pratiques, et de certaines données psychologiques. Il met en évidence le rôle important de l'économie dans la structuration de l'espace. Plus récemment Guy Di Méo introduit le concept de « formations socio-spatiales ». Celles-ci, loin d'être closes et cloisonnées « se définissent beaucoup plus par leur coeur que par leurs franges » 80 . Chaque individu possède une métastructure socio-spatiale, qui ne se présente pas comme un espace clos, mais comme un ensemble de lieux, qui comprend les lieux fréquentés de façon plus ou moins régulière, mais aussi ceux que la personne se représente de façon plus ou moins précise, voire qu'elle imagine. Cette métastructure évolue bien sûr au cours de l'existence de chaque personne. Des modifications apparaissent en fonction de changements économiques ou politiques - par exemple, la zone dans laquelle vit l'individu entre dans l'aire d'influence d'une grande ville -, mais aussi de changements qui l'affectent personnellement - changement de travail, départ à la retraite, mariage... Pour Guy Di Méo, « le véritable lieu de la géographie sociale se trouve sans doute dans le rapport dialectique qui se tend entre ces deux catégories d'espace, objectivé et représenté, institutionnalisé et vécu » 81 .

Plus ou moins objectivé, plus ou moins imaginé, le territoire apparaît comme un média dans nos relations avec le ou les groupes sociaux dont nous nous considérons comme membres mais aussi avec ceux qui nous apparaissent comme étrangers. C'est-à-dire que le territoire est l'expression spatiale de nos relations à l'autre. Claude Raffestin postulait que la territorialité était d'abord une relation à l'altérité 82 . Michel Marié rappelle quant à lui qu'il est le « lieu où s'opère une forme de rapport particulier entre l'indigène et l'étranger, entre le local et l'universel, entre le local et la modernité 83  ».

Notes
78.

ALPHANDERY, Pierre et BERGUES, Martine, 2004, « Territoires en questions : pratiques des lieux, usages d'un mot », Ethnologie Française : Territoires en questions, PUF, n° 1, janv-mars 2004, pp. 5-12, p 5.

79.

Ibidem.

80.

DI MEO, Guy, 1991, L’homme, la société, l’espace, Anthropos, Economica, Paris, Partie III : « les formations socio-spatiales ».

81.

DI MEO, G., L'homme, la société..., p 174.

82.

RAFFESTIN, Claude, 1977, « Paysage et territorialité », Cahiers de géographie du Québec, vol 21, n° 53-64, sept-déc 1977.

83.

MARIE, Michel, 2004, « L'anthropologue et ses territoires » in : Ethnologie française, Territoires en questions, pp. 89-96, p 89.