Cependant, s'il paraît inévitable que nous inscrivions dans l'espace nos rapports sociaux, le territoire demeure-t-il vraiment un concept pertinent pour les sciences sociales contemporaines ?
La question mérite d'être posée et l'a déjà été à de nombreuses reprises. A l'heure de la globalisation, marquée par un mobilité grandissante, alors qu'il est de moins en moins rare de parcourir chaque jour plusieurs centaines de kilomètres, que peut bien signifier encore l'ancrage aux lieux ? Les années 1990 ont ainsi vu naître une interrogation sur la possible « fin des territoires » 84 . Christine Chivallon, notamment, s'est interrogée sur la question, en commençant par mettre en évidence la confusion des termes 85 . En effet, selon elle, le territoire peut-être entendu de deux façons. Soit ce concept permet de penser l'inévitable inscription dans l'espace d'un groupe social et de ses rapports à autrui, c'est-à-dire qu'il sert à désigner « un espace pensé, signifié informé par l'expérience humaine » 86 , à la différence d'un espace supposé indépendant des cadres conceptuels, et qui est pour elle l' « espace anthropologique ». Dans ce cas, le territoire n'est nullement en voie de disparition. Soit le terme désigne un type d'espace beaucoup plus spécifique qui intègre une dimension temporelle. « Il s'agirait alors de reconnaître des espaces socialisés passés par l'épreuve du temps, chargés d'histoire, impliqués dans la longévité du groupe social et dans la permanence des constituants de son identité » 87 . Et c'est plutôt ce type de territoire qui est en crise, ou du moins en recomposition.
Les ethnologues ont usé et abusé de ce postulat d'un territoire totalisant durant de longues années. La proximité des termes terrain et territoire ne doit rien au hasard. Longtemps, les ethnologues ont tenté de faire coïncider leur terrain avec un territoire aux limites bien définies, qui aurait été en quelques sorte une projection spatiale de la communauté sur laquelle ils travaillaient. Le « fantasme de l’île » est infiniment dangereux pour l’ethnologue, car, comme le montre Marc Augé, il est partagé par les membres des ensembles sociaux étudiés. Le rêve de tout groupe spatialement constitué est selon lui celui « d’une société ancrée depuis des temps immémoriaux dans la pérennité d’un terroir inentamé au-delà duquel rien n’est plus véritablement pensable. », celui d’« un monde clos fondé une fois pour toutes, qui n’a pas, à proprement parler à être connu. » 88 Le risque est fort de voir se créer une inconsciente complicité entre rêve indigène et fantasme d’ethnologue. L’un et l’autre sont trop heureux de s’assurer mutuellement de la réalité de leurs désirs.
Transposé dans le cadre des travaux sur le monde rural, l’île devient le village, traité comme une communauté fermée ayant ses rites et sa logique propre, ou le « pays » traditionnel, que l’on suppose strictement délimité par des barrières géographiques (changement de relief, de climat, frontières « naturelles »). On perçoit bien derrière cette délimitation l'ambition de saisir une société dans sa totalité, comme un ensemble qui fonctionne de façon autonome.
Or non seulement ce fantasme du territoire clos a été critiqué et remis en question, mais il semble particulièrement inadapté à la réalité contemporaine. A l'heure où tout un progrès technique ( téléphones cellulaires, ordinateurs portables, internet...) nous permet de nous affranchir des distances, mais aussi des différents groupes dont nous pouvons faire partie, le territoire, entendu comme l'ancrage d'une communauté fondée sur le local a-t-il encore un sens ?
Marc Augé analyse la montée des non-lieux dans lesquels nous passons une part grandissante de nos vies 89 . Face aux lieux traditionnels, qu'il qualifie d'historiques, d'identitaires et de relationnels, il met en évidence l'apparition de toute une catégorie d'espaces remarquables par leur caractère interchangeable. Il s'agit de tous ces espaces rigoureusement neutres, dans lesquels chacun est de passage et ne demeure qu'un temps déterminé, des espaces qui ne sont marqués d'aucune caractéristique susceptible de les singulariser : sièges des trains ou des avions, distributeurs automatiques de billets, grands centres commerciaux, etc. Chacun se crée dans ces espaces une petite bulle temporaire, le temps d'un voyage ou d'un achat. Les relations que l'on peut nouer avec ceux que l'on côtoie dans ces espaces sont marquées par l'éphémère. L'individu y est réduit à lui-même, hors des différents réseaux dans lesquels il est inséré.
Et l'une des caractéristiques principales de notre monde contemporain est justement la montée en puissance de l'individu. Le téléphone portable, que chacun emporte désormais avec lui où qu'il se trouve est un des symptômes les plus marquants de cette évolution. Le téléphone fixe, familial, ou la boite aux lettres située dans la rue où l'on habite sont désormais supplantés par le téléphone individuel et la boite e-mail, qui sont susceptibles de délivrer des informations à la seule personne qui en détient les codes, ou qu'elle se trouve dans le monde. Chacun devient indépendant des groupes qui autrefois lui délivraient les informations, mais lui donnaient aussi un cadre dans lequel les comprendre et y réagir. « Dans les sociétés occidentales au moins, analyse Marc Augé, l'individu se veut un monde. Il entend interpréter par et pour lui-même les informations qui lui sont délivrées. » 90 Les grands systèmes d'interprétation - religion, idéologie - qui donnaient un sens à l'histoire et au présent ont tendance à disparaître 91 .
Le territoire semble bel et bien en voie de disparition, détrôné par les flux et les réseaux dans lesquels s'insèrent désormais les individus. Manuel Castells analyse cette tendance dans son ouvrage La société en réseaux 92 , dans lequel il affirme que le flux est désormais la forme spatiale dominante : flux de capitaux, d'informations, de technologie, d'images et de symboles. Le territoire identitaire, lieu de référence pour l'individu qui se définissait auparavant en grande partie par son origine géographique semble dès lors s'étioler. Et en effet, l'imbrication des individus dans des réseaux qui les arrachent au lieu est assez évidente dans le cas des Bauges, du moins en ce qui concerne les néo-ruraux. Ceux-ci se jouent en effet bien souvent des distances, et vivent toute une part de leur quotidien hors du territoire, de façon réelle ou virtuelle. L'exemple le plus courant est sans doute celui de ceux qui travaillent dans l'une des villes voisines et effectuent quotidiennement le trajet. Mais on peut aussi citer le cinéaste local qui passe la moitié de la semaine à Paris ; le dirigeant d'une PME située à Jarsy et fabriquant des maquettes, qui vend ses productions dans toute la France ainsi que dans les pays voisins, et qui explique s'être installé dans les Bauges après avoir prospecté les marchés et constaté que la région était un véritable carrefour ; le consultant vivant à Ecole qui passe la moitié de son temps de travail en déplacement et l'autre moitié chez lui, à travailler sur son ordinateur ; le propriétaire et gérant d'un gîte d'Aillon-le-Jeune qui est en même temps chargé de cours à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon.
Si les rapports sociaux s'inscrivent désormais dans l'espace sous forme de flux et de réseaux, le territoire « à l'ancienne », lieu d'une certaine continuité, d'une mémoire partagée, existe-t-il encore ? On voit bien au travers de ces exemples de quelle façon l'espace vécu par chacun s'individualise, et se calque de moins en moins sur l'espace d'un seul groupe. Aussi, si l'on entend par territoire le lieu de référence exclusif d'un groupe social, dans lequel ses membres sont enracinés depuis des temps immémoriaux, la réponse est claire : mis à part dans les souvenirs de certains des plus âgés de nos agriculteurs, ce type d'espace a disparu de nos campagnes.
Tel était le titre de l'ouvrage du politologue Bertrand Badié : BADIÉ, Bertrand, 1995, La fin des territoires : essai sur le désordre international et sur l'utilité sociale du respect, Paris, Fayard.
CHIVALLON, Christine, 1999, « Fin des territoires ou nécessité d'une conceptualisation autre ? », Géographie et culture n° 31, pp. 127-138.
André Mary, cité par Christine CHIVALLON, ibidem, p 129.
ibidem, p 130.
AUGE, Marc, 1992, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, p 59.
AUGE, M., Non-lieux...
AUGE, M., Non lieux..., p 51.
LYOTARD, J-F., La condition postmoderne.
CASTELLS, Manuel, 1998, La société en réseaux, T 1, L’ère de l’information, Paris, Fayard.