Peut-être justement parce qu'une grande partie de la population qui l'habite a d'abord vu en lui un ailleurs, il me semble que le canton du Châtelard est aujourd'hui un espace d'invention, d'innovation, qui tend à se démarquer des espaces urbains. Parce qu'il a été pendant de nombreuses années un lieu que l'on fuyait pour trouver en ville une vie meilleure, le monde rural a connu une période de vide. Un vide démographique, bien sûr, avec les volets fermés dans les villages, mais aussi un vide en termes de projets lorsqu'à une certaine époque, le découragement gagnait ceux qui étaient restés. Et c'est peut-être justement cette déprise qui a fourni à de nombreux citadins un espace pour imaginer de nouveaux modes de vie. Dans la place laissée par ceux qui partaient, dans l'absence de projets de beaucoup de ceux qui restaient, se sont ainsi glissés les rêves de ceux qui cherchaient un ailleurs pour recommencer. Parmi les premiers néo-ruraux, certains évoquent leur impression d'arriver sur une terre promise, vierge de toute influence :
‘ « Et moi ça m’a paru une espèce de lieu… Comment dirais-je… Presque, presque un petit peu une découverte, un lieu vierge, un lieu complètement vierge où… On parlait du massif des Ecrins, on parlait du Jura, on parlait de plein de choses, mais les Bauges, pff, ça n’existait pas, quoi. C’était vraiment le pionnier qui débarque avec sa machette pour couper les… Enfin j’exagère, mais tu vois un peu. » ’ ‘ (Paul)’Cette idée de virginité du lieu traduit bien l'idée que le monde rural serait un endroit où l'on pourrait construire quelque-chose de neuf. Il n'est peut-être pas vraiment perçu comme meilleur par essence que le monde urbain. Son principal avantage est sa vacuité, réelle ou supposée, qui offre la possibilité de s'impliquer dans les affaires de la communauté, mais aussi d'y devenir quelqu'un, d'y être connu et reconnu. Il s'agit d'inventer un nouveau mode de vie, et de construire une société hors des modèles existants, dans laquelle on ait sa place.
Le résultat est que paradoxalement, la campagne, ce lieu traditionnel du contrôle écologique sur l'individu, est devenu le lieu de l'épanouissement d'une forme de liberté individuelle, qui se manifeste sous plusieurs formes.
Venir habiter le monde rural signifie souvent s'extraire des cadres sociaux traditionnels. Josette Debroux analyse ce phénomène à partir de son enquête sur les migrants du canton de Châtillon en Diois 101 . Elle montre ainsi que nombre d'entre eux, s'ils étaient restés près de leur famille, seraient en position de marginalité par rapport à leur milieu d'origine. Ceux qui sont issus de milieux populaires ont un niveau scolaire plus élevé que la moyenne. Par contre, ceux dont les parents occupent des professions intermédiaires ou supérieures se caractérisent par un taux d'échec important au niveau des études supérieures. La migration, selon l'hypothèse de l'auteur est alors un moyen d'échapper aux cadres sociaux établis. Leur situation ne peut être comparée à celle de leurs parents, puisqu'ils vivent dans un milieu différent. Par ailleurs, ce qui pourrait être perçu comme subi - précarité, faibles revenus - devient un choix lié au mode de vie.
Cette analyse semble pouvoir s'appliquer aux Bauges. C'est ainsi que j'ai pu constater qu'une certaine forme de rupture avec le milieu d'origine est présente dans beaucoup des récits de vie des personnes rencontrées, qui avouent de façon plus ou moins explicite être considérées comme « l'original de la famille ».
‘ « C'est clair que pour mon frère, je fais n'importe quoi. Il me dit souvent : "mais qu'est-ce que tu fous là-bas ?" » ’ ‘ « C'est vrai qu'en partant, j'ai voulu rompre avec un certain nombre de choses »’Cette liberté des individus par rapport à leur milieu d'origine se traduit aussi par la mixité sociale que l'on peut observer dans les fréquentations des uns et des autres. Cadres, agriculteurs, employés, ouvriers, salariés, travailleurs indépendants et intérimaires se fréquentent ainsi volontiers et partagent divers loisirs : ski de fond, cueillette des champignons, chasse parfois, soirées festives chez les uns ou chez les autres souvent. La sociabilité se caractérise par une certaine transversalité entre les milieux sociaux.
Le monde rural apparaît aussi comme un lieu où une grande partie des structures permettant de vivre sont à inventer. C'est le cas en premier lieu des emplois : ceux-ci étant rares, la plupart de ceux qui souhaitent « travailler au pays » sont conduits à créer leur activité. Cela les amène souvent à exercer plusieurs professions en parallèle, mais aussi à transformer ce qui était pour eux un loisir en source de revenus. Vendre des confitures biologiques, des herbes aromatiques, ouvrir un centre de méditation, monter sa compagnie artistique, ou proposer des spectacles pour enfants aux municipalités sont autant d'exemples des solutions trouvées. Les travailleurs indépendants sont donc nombreux, qu'ils relèvent de l'agriculture pour la confiture et les herbes aromatiques, de l'intermittence pour la compagnie de théâtre et les spectacles pour enfants, ou du commerce, comme c'est le cas du centre de méditation. Mais il faut aussi mettre sur pied ou améliorer divers organismes dispensant des services, notamment à destination des enfants, ou encore permettre à ces derniers d'accéder à la culture, avec des bibliothèques ou une école de musique. Aussi, parmi les néo-ruraux, nombreux sont ceux qui s'investissent bénévolement dans la création ou l'entretien de telles structures. L'exemple de Gribouille, association culturelle enfantine essentiellement gérée par de jeunes mères est assez typique. De nombreuses jeunes femmes racontent avoir été mal reçues par les élus locaux lorsqu'elle faisaient état de l'absence de structure de garde pour les petits enfants dans le canton. Plusieurs d'entre elles décident de s'unir pour monter une garderie associative, afin de prouver aux élus qu'une telle structure pouvait fonctionner. Elles créent donc Gribouille, et après quelques années de fonctionnement, obtiennent l'ouverture au Châtelard d'une halte garderie, avec quatre emplois à la clé. L'association poursuit ensuite son activité dans la promotion de la culture enfantine et organise chaque année un carnaval et un salon du livre.
Parfois, l'investissement dans ce type d'action prend même le pas sur le travail salarié :
‘ « Je m'occupe de l'association de parents d'élèves « Lou Kroué ». On est sur Lescheraines, Arith et la Motte. Je suis secrétaire. Ça me permet de rencontrer plein de monde. On fait des actions pour l'école maternelle, des rencontres entre les parents. J'ai pris mon congé parental aussi pour m'investir là-dedans. Il y a aussi le comité des fêtes. Là je suis pas membre du bureau. Mais on organise des goûters pour les vieux, ou l'arbre de Noël. »’ ‘ (Magalie)’Le mode de vie des habitants du monde rural est donc souvent caractérisé par une forme de pluriactivité qui ne se réduit pas aux activités rémunérées.
De manière générale, un espace comme les Bauges est marqué par une grande transversalité. Les individus ne se sentent pas pris dans des cadres rigides – profession, statut social -, mais naviguent entre différents milieux sociaux, différents types d'activité. La campagne rendrait-elle aujourd'hui libre, ce qui était autrefois l'apanage de la ville ? La migration vers les espaces ruraux semble en tout cas apparaître aux yeux des candidats à l'installation comme le moyen de s'extraire de structures qu'ils jugent trop contraignantes pour venir habiter un lieu où beaucoup de choses restent encore à inventer et à l'aménagement duquel il est possible de participer.
Parmi les motifs qui poussent de nombreux citadins à quitter la ville pour le monde rural se trouve le désir de territoire, c'est-à-dire d'un espace dans lequel ils aient leur place et qu'ils puissent contribuer à transformer. Pourquoi choisissent-ils le monde rural pour construire ce type de rapport à l'espace et aux autres ? Sans doute parce qu'ils y trouvent une espèce de disponibilité de l'espace public qui n'existe pas en ville, où la volonté des individus d'agir et d'être reconnus au sein de la communauté a tendance à butter sur une certaine rigidité des structures existantes. Celles-ci conditionnent notamment la possibilité de s'exprimer politiquement à l'appartenance à un parti ou à de grandes associations. De ce point de vue, des espaces ruraux comme celui des Bauges apparaissent comme le lieu des possibles. Un temps déstabilisés par la crise démographique, ils ne disposent pas à l'heure actuelle de d'une organisation trop bien définie qui contraindrait les individus à rester à leur place. Cela permet à ces derniers de sortir des cadres qui, ailleurs, les définiraient.
DEBROUX, Josette, 2003, « Rencontre entre un territoire et des individus », dans : Regards croisés sur l'agriculture en Vercors, PNR du Vercors, pp. 240-253.