Une économie d'échange de moyenne montagne

Les Bauges, massif citadelle ?

Comme je l'ai déjà mentionné, la vallée des Bauges avait autrefois une forte réputation dans les plaines environnantes, et encore aujourd'hui, à Chambéry et dans tous les alentours du massif, l'évocation des Baujus devant les personnes âgées amène immédiatement à l’esprit quelques proverbes peu flatteurs. Le mot Bauju lui-même est encore perçu comme péjoratif par certaines d'entre elles.

Cette image tient peut-être pour une part à l’aspect particulier de ce relief pré-alpin qu’est le massif des Bauges. Qu’on le découvre de la vallée du Grésivaudan ou de tout autre point de vue – à l’exception du versant Nord, où la vallée du Laudon descend doucement vers le lac d'Annecy -, ce dernier apparaît entouré de falaises à l’allure infranchissable, qui ne laissent absolument pas deviner l’existence d’un pays verdoyant et accueillant. Aussi, les voyageurs ont de tous temps été interpellés par l’aspect quasi-repoussant du massif, ce que rappelle l'abbé Morand, l'un des premiers historiens des Bauges :

‘ « De quelque point extérieur qu’on le contemple, on est vivement frappé par le spectacle de ses rebord abrupts et rocheux, dressés en forme de murailles ou de tours gigantesques, et découpés seulement sur certains points par des espèces d’escaliers ou d’étroits corridors » 103 .

Aussi, comparer le massif à une citadelle est-il un véritable lieu-commun. Nombre d’auteurs ne se privent pas pour évoquer des « frontières naturelles » qui auraient, en délimitant le pays, façonné le caractère des Baujus, et font plus ou moins explicitement allusion à un temps ou les Bauges auraient été coupées de tout. Sous la plume de l'Abbé François Gex, élève de Blanchard à l’Institut de Géographie Alpine, et auteur d'une thèse inachevée sur les Bauges écrite dans les années 1920, ce type de raisonnement ne surprend pas :

‘ « Le relief a rigoureusement spécialisé les productions des Bauges, déterminé le genre de vie, et jusqu’au train de vie de ses habitants. Son influence se poursuit partout. La plus notoire avant les routes était incontestablement l’isolement du ‘plateau’, les relations rares et pénibles avec le dehors condamnaient les gens à vivre repliés sur eux-mêmes. L’absence de contact et de frottement s’exprima par un particularisme aigu, tranché comme le relief du pays au dessus des plaines au point de révéler le Bauju comme un type à part, d’une originalité qui a piqué l’attention des visiteurs étrangers autant qu’elle a su, de tout temps, exciter les pointes malicieuses de ses voisins immédiats. » 104

Il est plus étonnant de constater que ce discours est récurrent dans des travaux plus récents et en particulier dans ceux des étudiants. Pour ne citer que quelques exemples tirés d'études disponibles auprès du PNR, un mémoire s’intitule : « Les Bauges, un massif citadelle ». Dans un autre, on trouve cette étonnante sentence : « L’identité baujue ne franchit guère les frontières naturelles que sont les cols ».

Qu’en est-il réellement ? Les Bauges étaient-elles autrefois aussi fermées que ce que l'on prétend ? Dans le cadre de mon mémoire de DEA, j’ai effectué un travail de recherche sur l’histoire des voies de communication et des échanges entre la vallée centrale et les pourtours du massif depuis le XIXème siècle, en me fondant sur les archives ainsi que sur les témoignages oraux de personnes ayant connu l'époque d'avant l'automobile. Les résultats de ces recherches ont souvent été surprenants. Tout d’abord, l’intensité des échanges entre le cœur et la périphérie du massif ne fait aucun doute.

Des échanges intensifs

En effet, les cols débouchant sur la vallée ont de tous temps semblent avoir toujours été très fréquentés pour les besoins des différentes activités économiques. Pour ne parler que des périodes les plus récentes, divers commerces entretenaient le lien avec les vallées.

Dès le XVIIème siècle, la métallurgie prend une dimension quasi industrielle au cœur même du massif sous l'impulsion des ordres monastiques. Le prieuré bénédictin de Bellevaux et la Chartreuse d'Aillon possèdent leurs hauts fourneaux, martinets et martinettes. Si les Bauges ne manquent pas de bois, il faut faire venir le fer de la vallée des Hurtières, en Maurienne. Celui-ci, acheminé à dos de mulets, traverse l'Isère par le bac de Pau, passe par Saint-Pierre-d'Albigny avant d'être dirigé soit vers le col de la Scia pour la Chartreuse d'Aillon, soit vers le col du Frêne, pour le prieuré de Bellevaux. De longs convois de mulets sillonnent jusqu'à la fin du XVIIIème siècle ce qui est devenu une véritable "route du fer", avant que les forges ne périclitent peu à peu et ne s'éteignent tout à fait vers 1860.

Le col du Frêne devait néanmoins demeurer très fréquenté. En effet, de nombreux petits propriétaires Baujus possèdent des vignes en combe de Savoie, et plus précisément à Cruet, Saint-Jean-de-la-Porte et Saint-Pierre-d'Albigny. L'origine de ces possessions demeure à bien des égards mystérieuse. Il est possible que certains aient réussi à s'approprier des terres appartenant autrefois aux monastères ou à des nobles lors de l'épisode révolutionnaire, mais pour d'autres, ces propriétés sont plus anciennes. Des celliers, ou sârtos, permettaient aux Baujus de séjourner temporairement près de leurs vignes au moment des vendanges ou de la taille, de presser et d'entreposer leur vin sur place. Aujourd'hui, même si l'exploitation des vignes baujues a périclité dans les années 1960, on peut encore observer ces véritables petits villages de celliers dans la vallée.

Ces échanges avec la Combe de Savoie expliquent que les « Bauges-devant », c’est-à-dire la partie Sud-Est du massif, la plus proche du col du Frène, aient longtemps été valorisées, car davantage tournées vers la vallée, les vignes et la ville. Les « Bauges-derrières » (le reste des Bauges) paraissaient plus reculées et plus pauvres. Et en effet, les terroirs étaient parfois ingrats, mais leurs habitants savaient faire preuve de dynamisme et d'inventivité. Ils mirent notamment en place un important système de colportage.

L'industrie métallurgique entraîna l'émergence de la clouterie, et les villages des Aillons, de Saint-François et du Noyer en particulier, profitant des cours d'eau qui permettaient d'installer des martinets, comptaient de nombreux artisans cloutiers. Ceux-ci savaient en quelques coups de marteau transformer la pièce de métal en clou. En hiver, lorsque les travaux des exploitations se faisaient moins pressants, les colporteurs se lançaient sur les routes. Au cours de tournées qui les emmenaient parfois très loin, ils partaient vendre ces clous utilisés pour les charpentes ou les sabots, articles très précieux pour les paysans des alentours. L’abbé Gex décrit longuement les trajets des colporteurs, essentiellement issus des Bauges-derrière, qui sillonnaient l’espace qui est aujourd’hui celui de la région Rhône-Alpes, et que l’on retrouvait jusqu’à Genève, Bourg-en-Bresse, Belley, le Bas-Dauphiné, Beaucaire 105 .

Comme c'était le cas dans de nombreuses régions de montagne, les Baujus avaient aussi développé une spécialité pour le travail du bois. A la Magne, des tourneurs fabriquaient la vaisselle en bois que l'on nommait par dérision « l'argenterie des Bauges » et dont l'existence et la renommée sont attestées dès le début du XVIIème siècle. L'hiver, le village se vidait de la moitié de sa population, les hommes et les femmes partaient. Dans d'autres hameaux, on fabriquait des outils agricoles en bois.

A Arith enfin, c'est un savoir-faire particulier que l'on partait vendre : les hommes étaient hongreurs, c'est-à-dire qu'ils castraient les jeunes bêtes, et leurs compétences étaient attendues jusque dans le midi de la France, où ils officiaient dans les foires et marchés.

Les trajets de tous ces colporteurs se répétaient souvent d'une année sur l'autre. Dans chaque village, les Baujus savaient dans quelle famille ils pourraient se faire offrir la soupe, dans quelle grange ils pourraient s'abriter pour la nuit. Leurs tournées se sont poursuivies jusque vers 1900 pour les clous et les personnes âgées se rappellent encore du passage des vendeurs d'argenterie des Bauges après la Seconde Guerre Mondiale.

Cette habitude ancienne des migrations temporaires facilita sans doute le départ vers Paris ou plus rarement Lyon, où les Baujus travaillaient dans les cafés, les crémeries, ou comme domestiques, puis rentraient au pays une fois amassé un petit pécule. Cette émigration deviendra progressivement définitive avec l'exode rural. Des associations et même une mutuelle des Baujus à Paris créées à partir de la fin du XIXème siècle attestent de la vitalité des réseaux. L'association des Baujus de Paris existe d'ailleurs encore et tient chaque été son assemblée générale dans les Bauges.

Mais ce qui est peut-être le plus présent dans la mémoire des personnes que j’ai rencontrées, ce sont les échanges liés à l’activité pastorale. La circulation des bêtes s’effectuait dans les deux sens : au printemps, au moment de la montée en alpages, les éleveurs Baujus acquéraient des bêtes ou prenaient en charge des troupeaux venus de la plaine moyennant, par exemple, la moitié du lait. L’automne venu, ils revendaient certaines de leurs bêtes, et en confiaient d’autres, pour l’hivernage, à des habitants des vallées alentours. Cela se faisait notamment beaucoup dans la Combe de Savoie. De nombreux éleveurs baujus pratiquaient le maquignonnage, qui était pour eux un complément de revenu non-négligeable. Ils se rendaient aux foires des alentours, ou passaient de fermes en fermes, achetant et revendant, et faisant au passage des profits qui impressionnaient leurs clients.

Si les Baujus voyageaient beaucoup, par contre, les habitants des piémonts avaient peu d'occasion de monter en Bauges, mis à part ceux qui pratiquaient l'élevage. Ces derniers amenaient leurs troupeaux en estive dans des alpages baujus et fréquentaient les foires, en particulier la célèbre foire de la Saint-Maurice, chaque automne à Lescheraines, où nombre de bêtes étaient vendues et achetées. Aussi, les Baujus avaient dans les environs une image particulière et ambivalente. Certains le pensaient pauvre, d'autres, sans doute impressionnés par le porte-feuille des maquignons ou par les possessions baujues de terrains viticoles en Combe de Savoie lui prêtaient des richesses cachées. Il était un rival et un adversaire, contre lequel les habitants des communes voisines menaient une petite guerre pour le bois, mais il était aussi un partenaire possible pour les affaires et de nombreuses alliances matrimoniales unissaient les villages baujus et ceux des vallées alentours. Sa réputation de « dur en affaire » tenait beaucoup au rôle indispensable des colporteurs baujus qui apportaient chaque année différents articles dans les villages et avec lesquels se déroulaient diverses négociations.

Nous pouvons donc constater qu'en Bauges comme dans de nombreux pays de moyenne montagne, les habitants ont développé depuis longtemps une économie fondée sur les échanges qui se démarque assez fortement de l'image de « citadelle » ou de « bastion » qui est parfois donnée au massif. La Vallée des Bauges a occupé dans ce système une place toute particulière, au centre d'un système centripète, avec ses nombreux colporteurs et voyageurs. Le territoire du Parc est lié de ce point de vue par une cohérence historique certaine, puisqu'il réunit des pays ayant depuis longtemps de forts liens économiques.

Notes
103.

MORAND, Laurent (Abbé), 1978, Les Bauges, histoire et documents, réédition Laffite reprints, Marseille, T. I, Seigneurs et nobles laïcs, p 53 (1ère édition Chambéry 1889).

104.

GEX, François (Abbé), 1984, Les vallées des Bauges, Bauges diffusion, (texte de 1925 environ).

105.

Voir notamment Gex, François (Abbé), 1933, « La clouterie en Bauges », Revue de Géographie Alpine, t. XXI, pp. 175-220.