Après guerre, cette économie subit de plein fouet la déprise agricole. Dans le canton du Châtelard, le maximum de population avait été atteint dans la première moitié du XIXème siècle, alors que subsistait encore une importante industrie de clouterie. Le recensement de 1845 compte 13581 âmes en Bauges 106 . C'est ensuite une diminution régulière, déjà signalée par l'Abbé Gex dans les années 1930, avec le départ de nombreux Baujus pour Paris. L'évolution démographique prend après-guerre une tournure dramatique pour le canton. Celui-ci compte encore 5277 habitants en 1946. Le creux de la vague est atteint au recensement de 1982, avec 3254 habitants.
Dans les journaux, bulletins municipaux, ou compte-rendus de conseils d’administrations d'associations de l'époque, le discours se fait très pessimiste. L’ambiance semble tout simplement à la débâcle. Ainsi, en février 1975, un animateur engagé par le SIVOM publie un article dans l'Ami des Bauges dans lequel il dresse le bilan des réunions organisées dans chacune des 14 communes :
‘ « "Les Bauges, c'est foutu", tel est le refrain si souvent entendu lors des quatorze réunions organisées dans le canton, auxquelles 350 personnes ont participé. Certes, la situation n'est pas brillante, et si tout va si mal, c'est, dit-on, la faute aux pouvoirs publics, aux conseils municipaux, etc... (...) Au cours de mes cinq mois d'activités en Bauges, je n'ai bien souvent rencontré que pessimisme et force d'inertie : "Nous on continue, mais après nous, c'est foutu", "Laissez-nous donc crever tranquille" » 107 ’Chacun répète à l’envi que le pays se meurt, et que l’avenir est ailleurs. On imagine que d'ici quelques années, le massif sera entièrement déserté :
‘ « Les gens pensaient que leur massif allait complètement dépérir, allait s’écrouler complètement et bon, que de temps en temps quelqu’un viendrait, traverserait les Bauges avec une caravane, implanterait sa caravane, qu’il n’y aurait que le tourisme. » ’ ‘ (Paul) ’Les habitants poussent les jeunes à partir, à quitter le pays. Les personnes aujourd’hui âgées de 40 à 60 ans peuvent témoigner de du fait qu'il était tout simplement impensable de rester.
‘ « Alors moi j’ai vécu la période où ici c’était vraiment la misère, dans les années 60-70,et mes parents m’ont poussée, comme à l’époque tout le monde, à faire des études et à partir d’ici et si possible être fonctionnaire, ce qui était la voix royale. Donc j’ai fait des études, je me suis retrouvée interne au lycée en 5ème, parce que la directrice du collège m’a éjectée des Bauges, parce que je faisais du latin, j’avais des dispositions pour faire des études de lettres, et donc ça a été très très très très très dur, et ça a été le premier choc culturel, parce que interne au lycée dans une classe de latin qui était une bonne classe, ne serait-ce qu’au niveau de la maîtrise du langage, pour moi ça a été très dur.(...)’ ‘- Question : Oui. Et donc effectivement à l’époque, il y avait une ambiance dans les Bauges un peu où on poussait les gens… enfin on poussait les gens à partir ?’ ‘- Ah oui oui, c’était la misère, hein ? toutes les maisons se fermaient les unes après les autres, c’était vraiment le sens de l’exode vraiment fort… »’(Laure)
Les tout premiers néo-ruraux, qui arrivent au début des années 1970 se heurtent au pessimisme ambiant et se sentent à contre-courant :
‘ « - C’est vrai qu’il n’y avait pas beaucoup de jeunes dans les villages. Ils remontaient le week-end pour une majorité, et nous, on a été quand même assez mal perçu au départ parce qu’on allait, on cassait… on cassait la logique des choses. C’est-à-dire qu'alors qu’ils avaient chassé leurs enfants, nous, qui étions à peu près de l’âge de leurs enfants, on revenait s’installer, donc déjà il y a quelque-chose qui va pas. On arrivait à vivre, puisque que j’ai jamais fait la mendicité. On a eu beaucoup de difficultés, c’est vrai, mais bon, on n’a jamais eu de gros gros problèmes. Il y a eu des interrogations, est-ce qu’on repart, est-ce qu’on reste, il y a eu beaucoup d’éléments comme ça, ce qui est peut-être normal, mais en tout cas, on était en train de casser leur mécanique, complètement, complètement… ’ ‘ - Question : C’est-à-dire que eux, ils voyaient vraiment l’avenir en dehors du massif et ils envoyaient leurs enfants…’ ‘- Ah oui, absolument. Ah ouais, les Bauges ne devaient plus exister dans quelques années, hein ? C’était évident. C’était "Dès que nous on sera partis de la terre, personne n’osera venir travailler dans les conditions dans lesquelles on est en train de travailler." Mais c’était une époque qui est pas si ancienne que ça, où il y avait encore un alpage à l’Armène, où il y avait encore un alpage sur la montagne du charbon, où la montagne vivait, la montagne était habitée, elle était occupée, elle était entretenue, beaucoup plus qu’elle ne l’est maintenant. Bon, par contre, il y avait pas de touristes, il y avait rien. Il y avait rien. ’ ‘ Question : Oui, et alors quelque-part, il y avait ce monde qui mourait, quoi, et il y avait un…’ ‘Oui, et nous comme des crétins, on vient s’installer dans ce monde qui est en train de mourir, et on leur dit "mais non, mais non, c’est un pays magnifique, on peut travailler, la preuve, on travaille". » ’ ‘ (Paul)’Une enquête réalisée auprès des jeunes du canton par les Amis des Bauges à la fin de l'année 1981 témoigne de l'état d'esprit qui domine chez ces derniers. Si certains parmi eux expriment déjà leur souhait de rester au pays, la plupart se heurtent au défaitisme ambiant, ainsi décrit dans le bilan de l'étude :
‘ « L’ambiance des Bauges : essentiellement défaitiste, pessimiste, fataliste.’ ‘ Le déclin des Bauges est un phénomène ancien, apparaissant aux yeux des différentes générations comme inéluctable. Ce déclin provoque une certaine tristesse mais ne mobilise plus les énergies. Vouloir rester au pays, c'est aller à contre-courant du « fatal », du « raisonnable ». Cet état d'esprit touche également les jeunes déjà installés. En fait il semble qu'il n'y ait que ceux qui n'ont pas le choix – parce qu'ils doivent impérativement trouver des solutions – qui soient optimistes » 108 ’Les diplômés de l'enseignement supérieur n'ont aucun espoir de pouvoir monnayer leurs compétences en Bauges et partent trouver du travail ailleurs. Ceux qui restent ont un niveau d'études moins élevés, et ont parfois l'impression d'avoir fait le mauvais choix. Certains villages se vident, au point de ressembler à la fin des années 1980 à des villages fantômes, qui ne comptent plus que quelques dizaines d’habitants permanents. C'est le cas du village de la Magne, dans la commune de Saint-François-de-Sales, lorsque le tout nouveau Alpes Magazine consacre en 1990 un article à l'un des derniers fabriquants d'argenterie des Bauges :
‘ « De l'époque faste où, dit-on, les Bauges étaient le massif le plus peuplé des Alpes, il reste les innombrables souvenirs que deux vieilles femmes se racontent autour de leur cuisinière bleue. Sentinelles d'un monde englouti, elles perdent pied dans le présent. Séraphine, 76 ans, s'est tricoté un gilet rouge et s'évade en lisant des livres sur la Chine. Sa belle sœur, mère de Jean-Paul se console en pensant à la réussite de ses fils "mécanicien sur le TGV et comptable en ville". Angoisse palpable de celle qui a le sentiment d'avoir raté le train de l'Histoire. Tous les voisins sont partis, et les voici seuls sur un quai peuplé de fantômes. C'est presque l'exode montagnard qu'il faudrait évoquer car il a traumatisé ceux qui sont restés. Mais pas plus que l'exode, la nostalgie ne se raconte. Pas de faits, mais une ambiance : le silence de l'école, fermée en 1960, les souvenirs figés sous les vielles pierres. Et l'air immobile avec la barre calcaire du Margériaz. Elle arrête toujours l'horizon, mais l'écho de l'accordéon du père Pernet ne résonne plus. Son café a fermé quand il est mort. La télévision remplace mal les veillées, et les chemins muletiers ne mènent plus nulle part. Le tourisme ? Moue sceptique. En tout état de cause, il ne pourra jamais reconstituer la communauté d'autrefois. Jamais.Les municipalités sont encore au début des années 1980 majoritairement dirigées par une génération d’élus âgés, qui semblent accepter ce dépérissement comme une fatalité. L'enquête auprès des jeunes mentionne d'ailleurs que pour ces derniers, « l'âge des élus est ressenti comme un problème ».
Les premiers néo-ruraux s’en inquiètent et s’interrogent : comment permettre aux jeunes de rester ? La création de l'Association Les Amis des Bauges, aux environs de 1974, apparaît comme une première tentative pour inverser la tendance. Ses membres commencent à s’intéresser au patrimoine local. On assiste à quelques initiatives isolées pour faire connaître l’argenterie des Bauges, ou la vie des villages d’autrefois, avec par exemple la publication en 1984 de Doucerains, petit livre sur Doucy réalisé par une ethnologue à la suite d'une enquête orale auprès des habitants 110 . Il s’agit alors de sauver ce qui est en train de disparaître. Mais ces démarches suscitent apparemment peu d’intérêt de la part de la population d’origine.
Pourtant, quelque-chose est bel et bien en train de se produire. Dans le vide laissé par l'économie agricole qui se délite, se glissent de nouvelles formes de vie sur le territoire. Celles-ci sont apportées par les premiers néo-ruraux, qui arrivent dans le massif à la fin des années 1960. Au début, une forme d'incompréhension prédomine. Que viennent faire dans les villages ces jeunes citadins, alors que l'on a poussé les enfants d'ici à partir ? De plus, les nouveaux venus ne sont pas agriculteurs, et ils ne feront pas revivre le village d'autrefois.
‘ « On avait des horaires différents des leurs. C’est vrai que pour la traite de la vache, il faut se lever tôt. Nous on se levait quand il faisait jour, quand il faisait chaud dans la maison. On n’avait pas de raison de se lever. Par contre, on travaillait peut-être un peu plus tard. Mais malgré tout ça, les gens nous ont fait confiance. Moi je me souviens d’une année où bon, arrivés en novembre, on n’avait pas de quoi remplir la cuve de fuel, et j’ai téléphoné à Cattin pour ne pas les citer, et je lui ai dit "ben écoutes, voilà, je peux pas te payer". il m’a dit "c’est pas grave, je te remplis ta cuve, parce que si tu veux travailler, il faut que tu aies chaud. Je te remplis ta cuve de fuel, et puis tu me paieras quand tu pourras". Donc il y avait ce décalage entre "Qu’est-ce qu’ils viennent nous faire chier alors qu’on est en train de crever et qu’est-ce qu’ils veulent ?" Et puis la réaction de se dire "ben s’ils sont venus, faut essayer de les aider quand même".Tu vois ? donc c’était très très mitigé. »Mais un certain nombre de jalons sont déjà en place lorsque de façon assez soudaine, le discours sur les Bauges change du tout au tout à l'orée des années 1990, avec l'essor des sports de plein air et la généralisation de la thématique environnementale. A ce moment là, l'arrivée des migrants commence à se faire plus massive. Le recensement de 1990 compte 3452 habitants dans le canton, soit quasiment 200 de plus qu'en 1982. C'est la première fois depuis les années 1850 que la démographie retrouve une courbe ascendante.
Cité par GEX, François (Abbé), 1996, Les Bauges, chemins et vie d’autrefois, Cabédita, Suisse, p 25 (Texte de 1925 environ).
L'Ami des Bauges n° 5, février 1975.
Citation tirée d'une synthèse des résultats de l'enquête, issue des archives des Amis des Bauges, consultables au siège de cette association, au Châtelard.
Alpes magazine n° 2, mars avril 1990.
ALEXIS, Patricia, 1984, Doucerains, Histoire de la communauté villageoise de Doucy en Bauges, Bauges Diffusion.