L’apparition d’un nouveau discours

Il est assez étonnant, lorsque l'on travaille sur les archives de cette période, de constater que le champ sémantique utilisé pour qualifier les Bauges est entièrement renouvelé en quelques années. Cela se produit si brutalement que l’on peut presque dater ce phénomène à une année près, 1990 ou 1991. Les médias commencent soudainement à décrire le massif comme une région riche de son patrimoine, naturel et culturel. De grands articles illustrés de photos paraissent dans des revues elles-mêmes récentes : Montagne Magazine, Alpes Magazine. Les journalistes y évoquent les magnifiques paysages des Bauges, avec souvent quelques allusions à leurs habitants, les Baujus, qui seraient à l’image de leur territoire, rudes d’apparence, mais chaleureux dans le fond… Le cloisonnement, qui était une malédiction (« On n’aura jamais de travail ici… ») devient une chance incroyable. Grâce à lui, les Bauges sont restées une région de montagne typique, avec des paysages traditionnels, une espèce de conservatoire d’authenticité, coupé du monde alentour. Le thème du « massif-citadelle » devient publicitaire. L’enclavement, l’absence de changement jusqu'alors signes de déclin et de mort deviennent des atouts. Quelques extraits du dossier que Montagnes Magazine consacre au massif en 1991 sous le titre « Les Bauges, le jardin entr'ouvert » suffisent à nous donner une idée des thèmes développés :

‘ « Le massif des Bauges recèle des trésors. S'il s'ouvre aujourd'hui, c'est pour les partager. Certainement pas pour les dilapider »’ ‘ « les Bauges, c'est comme une citadelle !", "un bastion »’ ‘ « Cette conformation de citadelle a contribué à garder les Bauges isolées jusqu'à une date proche. Seules, les communautés religieuses installées autrefois à l'intérieur du massif, bénédictins à Bellevaux et chartreux aux Aillons, eurent une influence sur le pays, tant dans l'agriculture que dans l'ancienne industrie des clouteries. C'est comme une petite république fermée qui est en train de s'ouvrir… »’ ‘ « En Bauges, pas de constructions anarchiques, d'aménagements inconsidérés »’ ‘ « Un vrai tempérament : La maison traditionnelle des Bauges est à l'image de cette citadelle, à l'aspect trapu (preuve que les hivers sont rigoureux), mais non dénué de charme. »’ ‘ «  L'habitant, c'est le Bauju ! Fier de ses racines et Bauju avant d'être savoyard. Si hier la vie l'a souvent contraint à s'expatrier, à émigrer au loin, il est toujours revenu finir ses jours au pays. Que ne dit-on pas du Bauju ! De son tempérament cabochard et même un peu filou, de sa façon de toujours prendre son temps avant de se lancer dans une entreprise. Un dicton affirme, péremptoire : "Bauju, traître, goulu, voleur, fripon, voilà ton nom !" L'abbé de Saint Réal ajouta : "il est bauju, c'est tout dire". (…) La réponse, c'est que le Bauju est, lui aussi, à l'image de ses montagnes. A la fois rude et attachant. »’

Ce n'est ici que l'un des nombreux exemples d'un discours dont les variations sont développées à l'infini. Alpes Magazine titre en 1995 « Les Bauges, une île douce et verte » 111 . L'article joue sur l'image de l'île, un peu à part, différente et préservée.

Le Dauphiné Libéré s'intéresse en 1996 au président du tout nouveau Parc naturel régional. L'auteur de l'article explique que lorsque celui-ci est élu au conseil général en 1989, la situation est difficile, mais « Il y a pourtant des atouts : une nature et des villages encore préservés, des possibilités de développement agro-touristiques, et, surtout, les hommes, les Baujus, enracinés, déterminés. Malgré cela, diverses tentatives pour créer un projet commun, sous l'impulsion notamment des "Amis des Bauges" s'étaient heurtées jusqu'alors à des attitudes individualistes. » 112

C'est donc un véritable retournement d'image qui se produit. Tout ce qui pouvait être vu comme repoussant – l'enclavement, le climat, voire même le rude caractère supposé des habitants - devient attirant. C'est aussi l'époque où les idées issues des milieux du développement local se diffusent de plus en plus largement. L'opinion selon laquelle un territoire doté d'une « forte culture », d'un « caractère » aurait davantage de chances de tirer son épingle du jeu se répand. Dès lors, le discours développé prend un caractère quasi-messianique. On emploie certains termes-clef - l’âme d’un pays, l’identité, la culture -, pour désigner une espèce d'entité mystérieuse et invisible qui donnerait au pays charme et caractère et avec laquelle il s'agirait de renouer.

Un article du courrier savoyard 113 illustre bien cette tendance :

‘ « Il est au cœur du massif des Bauges, depuis plus d'un lustre, un espoir que les élus ont su communiquer. Celui de voir "reconnaître" l'identité de ce lieu, soucieux qu'ils sont de ne plus se sentir enclavé sur leur territoire trop peu connu. »’

Le journal cite ensuite Louis Brun, érudit local et maire du Châtelard :

‘ « C'était une âme qui cherchait un corps. A l'origine, sentant confusément qu'il fallait faire quelque-chose et se grouper, ce furent les "Amis des Bauges", un groupe d'animation locale, puis une autre forme d'association plus vaste, "les grandes Bauges" ».’

De la même façon, un article du correspondant local du Dauphiné Libéré salue en 1996 la publication de Chemins et vie d'autrefois un livre composé d'extraits de la thèse inachevée que l'Abbé François Gex avait consacrée aux Bauges dans les années 1920. Sous le titre "L'âme d'un pays", l'auteur s'enthousiasme pour un ouvrage qui va permettre selon lui de « faire découvrir un pays resté pur, mais qui, pour autant, n'en a pas oublié d'évoluer avec son temps  » . Il ajoute :

‘ « Tandis que d'un bout à l'autre du siècle, les hommes et les conditions ont beaucoup changé, l'âme des Bauges est restée fidèle. C'est donc, en même temps que le témoignage d'une époque, un livre d'actualité » 114

C'est ainsi que tout un discours invoque l'âme, l'esprit ou l'identité des Bauges, dont on attend l'hypothétique retour et que l'on suppose capable de sauver le pays. Tout se passe comme si le discours fataliste, le discours d’avant, avait été interdit. Les Bauges sont désormais promises à un bel avenir, et nul ne se permet plus d'en douter publiquement. Les seules voix discordantes sont celles de quelques agriculteurs, qui redoutent de voir leur territoire transformé en réserve géante où des touristes nostalgiques viendraient contempler à l’œuvre les derniers paysans.

Par ailleurs, les élections municipales de 1989 ont permis l'accession aux responsabilités de nouveaux élus. Deux maires sont notamment le symbole de l'arrivée de la jeune génération : Laure, à La Motte-en-Bauges et, à Aillon-le-Jeune, le futur président du Parc, qui sera élu au poste de conseiller général un an plus tard, après la démission du conseiller en place. Tous deux sont des jeunes « du pays » qui ont fait des études supérieures et sont revenus. Ce sont eux qui vont pousser les autres élus à s’intéresser à une idée portée depuis plusieurs années déjà par des néo-ruraux et des élus de la périphérie, en marge de l'association « Les Amis des Bauges ». Il s'agit de fonder un « territoire de projet » dans le massif.

Tout s'enchaîne ensuite assez rapidement. Une visite des élus du district du Châtelard dans le Vercors est organisée en 1990. A la suite de ce voyage, ceux-ci votent unanimement pour la mise à l'étude d'un Parc Naturel Régional. En octobre 1990, une réunion d'information est organisée par les Amis des Bauges. Tous les maires du massif sont conviés. Quarante d'entre eux sont présents. Devant le succès, un comité de pilotage chargé de prendre contact avec le ministère de l'environnement, le conseil régional et les conseils généraux est créé. Enfin, en avril 1991, l'association pour la création du Parc naturel régional des Bauges apparaît et recrute son premier chargé de mission. Elle est basée au Châtelard.

Le mouvement, on le voit, part en grande partie des Bauges entendues comme la « vallée des Bauges ». La prédominance symbolique du canton du Châtelard dans le nouveau territoire est forte.

Le nouveau Parc naturel régional est inauguré en 1996. On lui donne le nom de « massif des Bauges », pour bien montrer qu’il concerne un territoire plus large que la vallée des Bauges. Comme tout Parc naturel régional, le territoire tire sa légitimité de son patrimoine, naturel et culturel qu’il convient de protéger et de valoriser. Le chapitre de la charte consacré au « patrimoine culturel rural » est très explicite : il s’agit de « faire renaître » ou de « renforcer » l’identité du massif par la valorisation d’un patrimoine commun. Des pistes sont d’ailleurs mises en avant : le patrimoine architectural, les savoir-faire. Les enjeux du patrimoine apparaissent : il doit servir à unifier l’ensemble du territoire du Parc, à faire naître une mémoire collective sur l’ensemble du massif.

L'étude des revues de presse de l'époque nous permet de constater le caractère crucial du discours dans le changement qui est alors en cours dans les Bauges. Celui-ci est manifestement un discours performatif 115 qui participe de la construction d'un nouveau territoire. Des valeurs négatives - l'enclavement, l'absence de changement, la faible démographie - deviennent positives. Elles sont désormais déclinées sous forme d'authenticité, de préservation, de tranquillité. Les Bauges, en voie de désertification, sont investies par les rêves des citadins en quête d'espaces vierges, d'ailleurs qui les fassent rêver. Des nouveaux venus, de plus en plus nombreux, viennent côtoyer les habitants issus de l'ancienne civilisation paysanne. Une forme de multiculturalité se met en place.

Notes
111.

Alpes magazine de juillet-août 1995.

112.

Le Dauphiné Libéré, édition Haute Savoie, le 10 mars 1996.

113.

Le courrier savoyard, n° 1630, Annecy, 22 janvier 1993.

114.

Le Dauphiné libéré, Savoie, le 12 mai 1996.

115.

François Laplantine analyse cette notion dans LAPLANTINE, François, 1999, Je, nous et les autres, Le Pommier-Fayard.