Les lieux et les temps de l'appartenance 117

Afin de mettre en évidence ce qui peut séparer les différents groupes en présence sur le territoire, je m'appuierai sur plusieurs exemples choisis parmi les parcours individuels des hommes et des femmes que j’ai rencontrés. En effet, les trajectoires de vie sont très diverses et, même si la scission Baujus « de souche » / néo-ruraux fait partie des sujets de préoccupations importants, il serait caricatural de se contenter de distinguer ceux qui sont nés en Bauges et ceux qui sont venus s’y implanter. De multiples fractures scindent chacun de ces deux groupes, et des points communs rapprochent certains de leurs membres respectifs. Aussi, je propose ci-dessous un classement visant à montrer cette complexité, tout en insistant sur le fait que celui-ci ne vise qu'à donner quelques points de repère et que les individus, nous allons le voir, ne sont pas enfermés par leurs origines, que ce soit du point de vue de leur sociabilité ou dans leurs centres d'intérêts.

Trajectoires

Parmi ceux qui sont issus de familles locales :

Ceux qui sont restés : C'est le cas de nombreuses personnes âgées, et de la plupart des agriculteurs, qui ont peu quitté les Bauges pour les plus âgés, davantage pour les plus jeunes qui se sont souvent formés à l’extérieur. Mais ce groupe compte aussi de nombreux jeunes ayant un faible niveau d’études. Ceux-ci sont le plus souvent en situation précaire, travaillant comme saisonniers dans les stations l’hiver et en intérim dans les PME locales ou dans de grandes entreprises extérieures au massif l’été.

Dans cette catégorie, on peut compter par exemple :

Annie, soixante ans environ, qui habite Aillon-le-Vieux. Elle et son mari ont conservé quelques bêtes jusqu'à leur retraite, mais c'était, selon leurs termes, un « à-côté » puisqu'il était employé communal, et qu'elle a exercé divers métiers, notamment secrétaire au collège, et a gardé des enfants de la DASS. Ils ont ouvert des gîtes à partir de 1968, en « tables d'hôte » et en location. Elle s'est investie dans les associations agricoles type Groupement de Vulgarisation Agricole (GVA). Aujourd'hui, elle est membre active de la paroisse, participe aux réunions d'anciens des deux communes d'Aillon, chante dans deux chorales, l'une traditionnelle, qui compte surtout des gens du pays, l'autre au style plus contemporain, à la moyenne d'âge plus jeune et largement ouverte aux néo-ruraux.

Claude, de Jarsy, la quarantaine, est issu d'une famille de sept enfants dont cinq frères. Il a repris l'exploitation familiale en GAEC avec ses quatre frères. L'un d'entre eux s'est retiré pour s'occuper davantage de bûcheronnage. Lui et ses frères ont recommencé à monter en alpage et à fabriquer de la tome dans les années 1970, pratiques abandonnées par leur père. Il a fait partie de la génération qui a lancé le processus de valorisation de la tome avec la création en 1972 d'une Société d'Intérêt Collectif Agricole (SICA) pour les alpages des Bauges. Il dirige actuellement le Syndicat Interprofessionnel de la Tome des Bauges (SITOB).

Stéphanie : trente ans, fille d'un maçon italien immigré en Bauges, travaille l'hiver à la station des Aillons, l'été dans les usines de la plaine. Elle loue une maison à Aillon avec son compagnon originaire de Chambéry qui occupe le même type d'emplois. Ils ont un enfant. Elle pratique le ski de piste et le ski de fond.

Lionel : trente-deux ans, de Bellecombe, n'a jamais voulu quitter les Bauges. Tout à tour maçon dans l'entreprise de son père, conducteur de camions, employé dans un magasin de location de ski pendant la saison, il aime la pêche et la cueillette des champignons. Il retrouve fréquemment au bar ses amis pour des soirées « arrosées ».

Ceux qui sont partis, puis revenus : ce sont des enfants du pays qui, après avoir exercé une profession à l’extérieur du massif pendant un temps plus ou moins long, ont choisi de revenir, à partir des années 1980, pour certains dans la mouvance « vivre et travailler au pays ». Souvent diplômés, proches culturellement des néo-ruraux, ils essaient dans bien des cas de jouer un rôle de traducteur entre gens du cru et nouveaux arrivants, ce qui les conduit parfois à s’impliquer dans la vie politique locale. Plusieurs personnages sont emblématiques de cette catégorie. On peut citer :

Laure, la cinquantaine, a fait des études supérieures et travaillé dans l'enseignement avant de revenir en Bauges dans les années 1980, dans la mouvance « vivre et travailler au pays ». Elle est la nièce de D., entrepreneur de gauche qui a été le conseiller général du canton. Salariée pendant plusieurs années des Amis des Bauges, elle participe à de nombreux projets, s'intéresse au patrimoine, fait partie de l'équipe qui introduit en Bauges divers concepts issus du développement local et lance l'idée des Grandes Bauges qui débouchera sur le projet de Parc naturel régional. En 1989, elle est élue maire de la Motte en Bauges, poste qu'elle occupe encore aujourd'hui. Elle représente l'aile gauche des élus du canton et se fait souvent porte-parole des récriminations contre le Parc. Elle devient vice-présidente de cet organisme en 2001.

Patrick, la quarantaine, est le cinéaste des Bauges. Issu d'une grande famille de Bellecombe identifiée à gauche, et qui possède une scierie, il est l'auteur de plusieurs documentaires et de deux longs métrages ayant pour décor le massif. L'un de ses films, qui a pour sujet la vie en alpage, est emblématique dans le canton pour les agriculteurs, dont il raconte un peu l'histoire en se fondant notamment sur ses souvenirs d'enfance, mais aussi pour les autres habitants parmi lesquels nombreux sont ceux qui ont participé au tournage comme figurants. Après avoir vécu plusieurs années à Paris, il revient dans les années 1990 s'installer à Aillon-le-Vieux avec femme et enfants. Il effectue un travail de collecte et de sauvegarde vis-à-vis de la culture paysanne, en tournant par exemple un documentaire sur l'alambic ou en oeuvrant pour la restauration et la diffusion du « fond Monnet », c'est-à-dire sur l'oeuvre d'un instituteur de la Motte qui a filmé son village en amateur à partir des années 1930. Il participe aussi fin 2001 à la constitution du collectif citoyen dont l'ambition avouée est de permettre à tous les habitants, quelle que soit leur origine, de se rencontrer et de débattre de grands thèmes touchant la vie locale.

Ceux qui sont partis mais qui reviennent de temps en temps : enfants du pays, ils ont conservé une maison de famille qui est leur résidence secondaire. Ils continuent à s’impliquer dans la vie locale lorsqu’ils sont présents en participant aux fêtes, à la vie associative et politique et votent souvent dans leur commune d’origine.

Georges, quatre-vingt ans environ, est né à Paris dans une famille de Lescheraines marquée par une forte tradition d'immigration. Dans la famille de son père, sur 8 enfants, 6 sont partis. Mis en nourrice dans les Bauges, il grandit entre ces dernières et Paris, au gré des aller-retours parfois forcés par les circonstances. C'est ainsi toute la famille qui revient dans les Bauges pendant la Seconde Guerre Mondiale. Il fait carrière à Paris, mais épouse une femme elle aussi originaire de Lescheraines. Ils conservent une maison de famille dans laquelle ils viennent passer toutes leurs vacances. Depuis leur retraite, ils vivent en Bauges la moitié de l'année. Gérard participe aux réunions du groupe patrimoine du Châtelard, où il s'est lié d'amitié avec Pascal (voir infra). Il fait partie du club des patoisants et écrit régulièrement dans Vivre en Bauges des articles en patois avec leur traduction dans lesquels il décrit la vie d'autrefois dans le canton.

Renée, soixante ans, d'Aillon-le-Jeune, s'est mariée à Saint-Jean-d'Arvey. Elle et son mari ont rénové une grange qui lui avait été léguée dans le village d'Aillon, et en ont fait une confortable maison. Elle possède un studio à la station qu'elle loue. Elle est présente tous les week-ends à Aillon, ainsi que pour les fêtes (foires) et les réunions d'anciens, et continue de voter au village. Elle a gardé de bons contacts avec plusieurs de ses amis d'enfance, par exemple avec Annie, qu'elle retrouve régulièrement pour faire des randonnées en montagne.

Parmi ceux qui sont venus s’installer :

Les pionniers, plus ou moins issus de la mouvance soixante-huitarde, ils sont arrivés dans les années 1970 alors que le canton était en pleine déprise, souvent en essayant d’implanter une activité. Plusieurs d'entre eux ont accédé à une certaine réussite et ils sont devenus des « figures locales », connues de tous. Certains ont acquis des responsabilités associatives, puis politiques.

Paul, soixante-cinq ans, fait figure de précurseur. Originaire de Paris, il découvre Jarsy à la fin des années 1950. Il est alors étudiant et moniteur dans une des colonies du village durant un été. Il a un véritable coup de foudre pour le village, revient les années suivantes et achète une maison grâce à ses relations au village au cours des années 1960. Il est alors devenu architecte d'intérieur. Il trouve du travail à Grenoble et monte pendant plusieurs années tous les week-ends à Jarsy avec sa compagne pour restaurer la maison tout en cherchant un moyen de s'installer définitivement. Une expérience professionnelle chez un maquettiste lui donne le déclic, et après une prospection des marchés possibles, il décide de monter à Jarsy un atelier de maquettes. Il emménage définitivement en juin 1969. Il fait partie du petit groupe qui crée les Amis des Bauges, et le journal du même nom en 1974 (aujourd'hui Vivre en Bauges) pour essayer de rompre avec l'esprit de clocher encore très présent et de trouver des moyens de dynamiser le canton. Il s'intéresse aussi dès le début des années 1970 aux affaires municipales, car il estime que l'équipe en place laisse mourir le village, au lieu de préparer la reprise qui, selon lui, va forcément se produire. Il se présente aux élections de 1971. C'est un échec complet, ainsi que les deux élections qui suivent, mais peu à peu, une forme de reconnaissance pour son travail se met en place. Son entreprise marche bien et il installe sa fille au village, en lui construisant un gîte. En 1989, il est élu maire, puis réélu en 1995. Il fait partie de ceux qui, au sein des Amis des Bauges, ont lancé l'idée du Parc et devient lors de sa création vice-président chargé notamment du patrimoine culturel rural. Il ne se représente pas aux élections municipales de 2002 et perd son poste de vice-président du Parc. Séparé de sa compagne, il quitte le massif.

Jean-Paul et Isabelle, la soixantaine, sont originaires de région parisienne. Il est ingénieur et elle est professeur agrégée de mathématiques. Ils recherchent au début des années 1970 une maison dans le massif pour un projet d'installation en communauté, et la trouvent un peu par hasard à Ecole en Bauges. Lâchés par leurs compagnons d'aventure, ils s'installent finalement seuls. Solange continue au départ à travailler comme professeur à Chambéry. Denis devient consultant, travaillant la moitié du temps sur son ordinateur à école et l'autre moitié en déplacement. Ils restaurent la grange voisine pour en faire un gîte, dont Solange s'occupe aujourd'hui à plein temps. Ils s'engagent dans les Amis des Bauges dès leur création, et Denis préside cette association au cours des années 1980. Denis se passionne pour le tournage du bois à l'ancienne (l'argenterie des Bauges), se forme, puis organise des stages. Solange s'intéresse beaucoup aux plantes, ramasse des espèces sauvages et cultive des légumes rares. Elle encadre des sorties sur la question avec la maison faune-flore du Parc. Sur leurs quatre enfants, deux sont partis en région parisienne, les deux autres vivent en Bauges.

La grande vague des années 1980-1990 : La plus grande partie des néo-ruraux aujourd'hui présents dans le canton sont arrivés à partir de la fin des années 1980.

Nombre d'entre eux sont des actifs en âge d'avoir des enfants et certains, tout en étant de culture urbaine, ont une lointaine origine baujue. Leur socialisation se fait souvent par les enfants, leur implication dans la vie associative commençant par les parents d’élèves ou l’école de musique. Parmi eux, on peut distinguer ceux qui travaillent sur le massif, ou du moins s’efforcent de le faire et ceux qui ont un emploi à l’extérieur.

Magalie, âgée d'environ trente-cinq ans, a grandi en région parisienne. Les Bauges étaient pour elle un lieu de vacances, car ses grands parents en étaient originaires. Elle était employée dans le secteur du tourisme. Lorsqu'elle rencontre Xavier, ils viennent ensemble en vacances en Bauges et décident de tout quitter à Paris pour venir y vivre. Ils se marient et quelques mois plus tard, Xavier trouve un premier emploi à Chambéry, ce qui leur permet d'emménager dans le canton où ils occupent, en attendant mieux, la vieille maison familiale. Elle trouve à son tour du travail à l'Office du Tourisme d'Aix-les-Bains. Ils achètent un terrain et font construire une maison à Arith. Ils ont aujourd'hui trois enfants. Tandis que son mari descend tous les jours à Aix, elle est en congé parental, s'est engagée dans diverses associations et notamment celle des parents d'élèves et chante à la chorale.

Jean, cinquante-cinq ans environ, originaire de Grenoble, est cadre dans une grande entreprise. Il a connu les Bauges à la suite de son premier mariage, car sa femme en était originaire. Il se passionne pour cette région, où il vient dès qu'il a du temps libre faire du cheval. Lorsqu'il divorce, il pense ne jamais y revenir. Quelques années plus tard, il rencontre celle qui allait devenir son épouse actuelle. Celle-ci vit à Lyon. Jean se renseigne auprès de son entreprise : il lui est possible d'être muté à Lyon ou à Annecy. Le couple réfléchit et décide de commencer quelque-chose de radicalement nouveau dans les Bauges. Marielle sacrifie pour cela son travail de puéricultrice qui la passionne pourtant. Jean demande donc sa mutation à Annecy. Le couple fait construire une maison à Arith. Ils ont un enfant. Marielle a du mal à retrouver un emploi et travaille à temps partiel comme secrétaire du vétérinaire. Jean réalise son rêve : avoir des chevaux. Marielle est occupe des responsabilités dans l'association de parents d'élèves et l'école de musique.

Céline, la quarantaine, et son mari viennent de Sologne. Ils sont tous deux éducateurs, et c'est lui qui découvre la région à la suite d'un séjour qu'il encadre. Il la convainc de venir s'y installer. Elle fait divers petits boulots, travaillant notamment à la poste du village, reprend ses études et écrit un mémoire de maîtrise d'histoire sur la chartreuse d'Aillon, à la suite de quoi elle devient vice-présidente de l'Association pour la Sauvegarde de la chartreuse. Elle valide ensuite un DESS de muséologie pour lequel elle doit se rendre à Dijon deux semaines par mois. Elle est aussi guide-patrimoine de la Fondation pour l'Action Culturelle Internationale en Montagne (FACIM) pour le village de la Compôte. Elle postule plusieurs fois sans succès au poste de chargé de mission patrimoine culturel du Parc. Elle est par contre recrutée par les Amis des Bauges, mais doit abandonner ce poste pour des raisons de santé. Elle fait partie du groupe qui a fondé l'association Gribouille, essentiellement pour obtenir la création d'une halte-garderie, et qui s'est tournée ensuite vers la culture enfantine. Elle a aujourd'hui cessé ses activités dans cette association.

Pascale, la quarantaine, vit dans les années 1980 en communauté dans la ZUP de Chambéry-le-Haut avec des amis marqués par les mouvements d'éducation populaire. Elle est alors assistante sociale. Le groupe loue à l'année une maison à Bellecombe, dans les Bauges, dans laquelle ils se rendent les week-end, et accueillent des jeunes de la ZUP pour de courts séjours. Et peu à peu, le projet de vivre dans le massif à plein temps prend forme. Ils s'installent définitivement en 1989, en rêvant de concilier vie familiale, économique, sociale. Deux membres du groupe, dont son conjoint, sont instituteurs. Ils demandent des postes dans les écoles du canton et permettent au groupe de vivre. De son côté, elle cherche à s'installer comme agricultrice, mais dans un domaine qui ne lui demande pas trop de travail. Elle entreprend donc la culture des petits fruits (framboises, mûres, cassis) pour la confiture, auquel elle ajoute la fabrication de jus de fruits, le tout en agriculture biologique. Le groupe, devenu l'association Oxalis acquiert des gîtes en montagne et se lance dans l'accueil des scolaires autour de l'éducation à l'environnement. Plusieurs de ses membres passent le diplôme d'accompagnateur en moyenne montagne, et proposent des randonnées avec des ânes. Elle s'inscrit quant à elle en DEA de sciences politiques à Grenoble et travaille sur le rôle des associations dans le monde rural. Elle est chargée par le Conseil National de la vie Associative de mener une étude sur la participation des associations à la vitalité des territoires. Toujours dans l'idée de développer des formes économiques différentes, elle participe avec Oxalis à la création d'une coopérative d'emploi, sous la forme d'une Société Coopérative de Production (SCOP) en 2000, qui doit permettre aux futurs entrepreneurs ruraux de débuter sans prendre trop de risques.

Sandrine : trente-neuf ans, était au début des années 1990 employée en région parisienne. En 1995, alors qu'elle est licenciée économique, elle fait un stage de photogravure, et trouve par une petite annonce un travail en Haute-Savoie, non loin d'Annemasse. Elle profite de l'occasion car, dit-elle, elle avait toujours eu envie de venir vivre en montagne. Mais elle se sent très seule dans le petit village dans lequel elle atterrit. Elle quitte son travail pour un poste plus proche d'Annecy. Là, elle découvre les Bauges par l'intermédiaire d'un ami qui y vit. La région lui plaît énormément, et elle vient s'y installer à son tour, à Arith. Elle rencontre son compagnon, avec qui elle a deux enfants. Durant son congé parental, pour gagner un peu d'argent, elle utilise ses talents de musicienne, car elle accordéoniste. Elle donne quelques cours d'accordéon et prend en charge la chorale de l'école de musique. A l'issue de son congé, elle décide de quitter son emploi pour se consacrer à la musique. Elle se fait construire un orgue de barbarie, avec lequel elle anime des fêtes de village, participe comme musicienne aux spectacles de plusieurs artistes locaux, donne des cours dans les écoles de musiques des Bauges et des environs, monte un spectacle pour enfants et fait des maquillages. Après une ou deux années de « galère », elle parvient à devenir intermittente du spectacle. Séparée de son compagnon, elle fait construire seule une maison à Bellecombe.

Les retraités venus passer leur retraite en Bauges souvent après être venus des années durant comme résidents secondaires. Ils acquièrent parfois des responsabilités dans la vie associative.

Pascal, soixante-dix ans environ, a grandi en Chine. Il rentre en France à l'adolescence et découvre les Alpes lors de vacances. C'est pour lui un coup de foudre et il décide de s'y implanter plus tard. Il fait des études et devient dirigeant d'une PME en région parisienne. Dans les années 1960, alors qu'il est marié et père de plusieurs enfants, il visite systématiquement les Préalpes, à la recherche d'un lieu où acquérir une résidence secondaire. Sa femme et lui choisissent les Bauges pour leur accessibilité, mais aussi parce que le paysage ouvert des Bauges-derrière leur plaît. Pascal fait construire sa maison en 1972, par des entreprises locales et s'y rend dès lors un week-end sur trois et toutes les vacances scolaires avec sa femme et ses enfants. Il attache beaucoup d'importance à nouer des relations locales, et lorsqu'il prend sa retraite en 1994, il a déjà un bon réseau sur place. Il vend sa maison en région parisienne et s'installe définitivement en Bauges. Il s'engage dans la vie associative locale, notamment avec le groupe « patrimoine » du Châtelard, où il se fait des amis proches, parmi lesquels certains ont un parcours semblable au sien. Passionné par l'histoire religieuse, il fait des recherches sur le sujet et devient en 1997 président de l'Association pour la Sauvegarde de la Chartreuse d'Aillon après le décès de son fondateur, Louis Brun. Il monte dès lors différents dossiers en étroite collaboration avec le Parc et obtient les financements nécessaire à la restauration du bâtiment. Il prépare actuellement un livre sur le patrimoine religieux du canton. C'est un paroissien assidu et il fait partie de la « polyphonie des Bauges », chorale privilégiant le répertoire classique et sacré.

Michèle et Gabriel, soixante-cinq ans, ont vécu toute leur vie d'employés en banlieue parisienne. Ils découvrent les Bauges dans les années 1970 et reviennent chaque année en vacances au camping de Lescheraines, où ils ont leurs habitudes et nouent des contacts. Lorsqu'ils prennent leur retraite en 1995, ils vendent tout ce qu'ils possèdent en région parisienne pour se faire construire une maison à Lescheraines, non loin du camping de leurs vacances. Claude pratique la pêche dans le Chéran. Aline chante à la chorale et garde les enfants des voisins.

Ce panel de trajectoires est évidemment loin de représenter toute la diversité des parcours, et il existe bien d’autres cas que nous pourrions évoquer. Ce sont par exemple celui des enfants des premiers pionniers, aujourd’hui adultes, qui ont grandi en Bauges et parmi lesquels certains ont choisi de rester, ou encore celui des résidents secondaires qui s'investissent dans la vie locale.

Il donne cependant une idée de la diversité culturelle des habitants actuels des Bauges. Les uns ont grandi en milieu urbain, d'autres dans le monde rural, certains ont été marqués par des courants de pensée alternatifs et cherchent à vivre différemment, d'autres connaissent la précarité et le rythme du travail en usine. Les conceptions divergent si l'on évoque la nature, les paysages, avant tout produits du travail des paysans pour les uns, cadeau de la nature pour les autres. La notion de travail n'est pas non plus la même pour tous. De plus, nos individus ont des trajectoires différentes, dans lesquelles le territoire n'occupe pas la même place. Certains y travaillent et ont même parfois créé leur activité. D’autres descendent chaque jour vers les villes des environs.

En même temps, nous allons voir que d'autres éléments les rassemblent. C'est le cas en particulier d'un fort désir d'investissement dans la vie publique du territoire qui réunit un grand nombre d'entre eux.

Tous racontent l’histoire de leurs liens au territoire sur le mode affectif. Les néo-ruraux évoquent bien sûr le choix des Bauges, et souvent le « coup de coeur » éprouvé pour cette région. Mais les Baujus de souche décrivent eux aussi bien souvent leur trajectoire en terme de choix et d'attachement au territoire. En effet, si, comme l'écrit Yannick Sencebé, « Une frontière sépare ceux qui sont restés parce qu’ils n’ont pu aller ailleurs et les autres, ceux qui ont eu le choix » 118 , ceux qui sont restés par obligation sont-ils si nombreux que cela dans le canton du Châtelard ? Je n'en suis pas sûre. La scolarisation n'y est en effet assurée que jusqu’au collège. Ensuite, les adolescents doivent descendre en ville pour poursuivre leur scolarité au lycée ou dans des établissements professionnels. A l’issue d'études plus ou moins longues, il leur est souvent difficile, voire impossible de trouver du travail correspondant à leur diplôme dans le massif. Les enfants du pays ont d’ailleurs été fortement poussés par leurs parents à « faire leur vie » ailleurs, au moins jusqu’au milieu des années 1980. Un grand nombre d'entre eux ont d'ailleurs accepté, et ceux qui sont restés ont généralement des frères et sœurs installés hors du massif. Aussi, ils ont généralement pris la décision, à un moment ou à un autre, de revenir. Comme le souligne Pierre Cornu dans sa thèse sur l'histoire démographique des hautes terres du massif central 119 , on s'intéresse le plus souvent aux migrants, comme si le fait de partir était un acte de volonté, tandis celui de rester témoignait d'une forme de passivité. Pourtant, il est peut-être plus facile d'aller là où il y a du travail que de s'efforcer de demeurer dans un pays que tous proclament sans avenir. Aussi, à l'exception des plus âgés, aujourd'hui retraités, il me semble que les Baujus de souche eux-mêmes ont, pour la plupart, décidé de vivre en Bauges. Ceux qui sont restés ont dû faire preuve d'un certain acharnement, ou du moins de beaucoup de débrouillardise, en cumulant parfois plusieurs métiers, comme en témoigne le parcours de Annie (cf supra). Un autre exemple de l'existence de désir de rester est l'histoire de Victor, d'Aillon-le-Jeune, qui épouse Lucienne au début des années 1960. Peu confiant en ses possibilités d'avenir à Aillon, le couple descend travailler à Saint-Jean-d'Arvey, chez la famille de Lucienne. Mais en 1965, la nouvelle équipe municipale d'Aillon-le-Jeune lance la création de la station de ski. Le couple décide alors de revenir exploiter la ferme familiale de Victor, à la Correrie, à côté de la station et remonte dans les Bauges. Ils font de la vente à la ferme et ouvrent un gîte d'enfants. Aujourd'hui, parmi leurs six enfants, deux fils ont repris l'exploitation, un troisième vit à Aillon et travaille en périphérie du massif, les trois autres ont quitté les Bauges.

Quant aux néo-ruraux, leur arrivée est le plus souvent la réalisation d'un projet longuement mûri. Les Bauges ne sont pas attractives en terme d’emploi. La majorité de la population travaille à l’extérieur, et à l’exception de quelques fonctionnaires, personne ne vient s’y installer par opportunité professionnelle. Quant au marché de l’immobilier, il est aussi relativement restreint. D’une certaine manière, on ne vient pas en Bauges par hasard. Dès lors, tous parlent de leur installation dans le canton en termes de choix de vie et décrivent leur attachement au territoire.

Le moment de ce choix correspond parfois à une rupture sur le plan affectif, ou au contraire à un nouveau départ. En tout cas, nombre de ces parcours individuels ont pour point commun ce basculement, que l’on retrouve dans pratiquement tous les récits de vie. Il est probable que cette expérience commune, quoique vécue individuellement, soit de nature à rapprocher la population. Cette dimension de choix explique sans doute aussi pour une part le fort investissement de nombre de ces personnes dans la vie associative ou politique locale. Elles se sentent concernées par l’avenir d’un territoire auquel elles se déclarent attachées, parfois de manière quasiment viscérale.

‘« Je me sens bauju au point que je voudrais me faire enterrer à Arith. Je regarde pour acheter une concession ». ’ ‘(Jean)’

Notes
117.

J'emprunte ce t itre à Yannick SENCEBE qui a analysé dans sa thèse les récits de vies d'une centaine d'habitants du Diois : SENCEBE, Yannick, 2001, Les lieux et les temps de l'appartenance. Mobilités et territoires, une analyse sociologique du pays Diois, thèse de doctorat de sociologie et anthropologie, Université Lumière Lyon II.

118.

SENCEBE,Y., Les lieux et les temps de l’appartenance...

119.

CORNU, P., La forteresse vide...