Vivre ensemble

Les espaces publics et les lieux de représentations quels qu'ils soient sont donc marqués par l'influence de telle ou telle partie de la population. Les conseils municipaux sont plutôt le lieu d'expression des Baujus de souche, les Amis des Bauges celui des premiers néo-ruraux et de ceux parmi les nouveaux arrivants qui sont les plus demandeurs de la mise en place de services de type halte-garderie, bibliothèque, ou salle de spectacles. Oxalis est plutôt le lieu des jeunes néo-ruraux proches des mouvements altermondialistes. On comprend bien l'importance de l'adverbe « plutôt » dans ces phrases. Il signifie que la porte n'est pas fermée à ceux qui sont issus d'autres groupes et souhaiteraient s'investir dans ces institutions. Mais il est relativement rare qu'un Bauju de souche souhaite être élu au conseil d'administration des Amis des Bauges. Les premiers néo-ruraux, les soixante-huitards, ne fréquentent pas Oxalis, même s'ils apprécient certaines des actions de l'association. Quant aux plus jeunes parmi les néo-ruraux, ils ne s'intéressent généralement pas aux conseils municipaux. Les exceptions existent, mais sont peu nombreuses et servent d'exemples pour montrer que, théoriquement, cela demeure possible. Ainsi, les rares Baujus de souche membres d'Oxalis sont mis en avant : c'est le cas en particulier de Christophe, arrivé dans l'association un peu par hasard. Il est membre d'une grande famille locale et son oncle est le maire du village :

‘« Alors quand on a créé Oxalis, il s’est passé qu’à ce moment là, juste avant la création d’Oxalis, y’avait Xavier, qui est quelqu’un des Bauges, qui voulait être objecteur de conscience dans une association, donc il nous a rejoints, comme ça, uniquement avec une motivation, c’était « j’en ai marre d’être étudiant », parce que tu sais, ici, ils partent à l’internat de bonne heure, plus les études, donc ça faisait trop longtemps que lui se sentait loin de son pays, donc il a dit l’objection, je veux pas encore la faire à perpète, je veux la faire en Bauges, quelle que soit l’association, je veux la faire en Bauges. Donc voilà, comme ça il est arrivé à Oxalis, et puis il se trouve qu’on était bien sur la même longueur d’onde sur ce qu’on voulait faire et sur nos valeurs, et donc il est resté à Oxalis. Donc y’avait quand même dès le départ quelqu’un des Bauges et pour nous c’était important, symboliquement aussi » ’

De la même façon, les loisirs et les lieux de retrouvailles sont assez marqués. La chasse, la cueillette des champignons, la pêche et les concours de belote sont les loisirs traditionnels des Baujus de souche. Les plus anciens se retrouvent dans les banquets qu'ils organisent régulièrement. Les femmes participent à diverses activités paroissiales : préparations de messe, répétition de chants, prières. Les jeunes se retrouvent le samedi soir dans certains bars. Beaucoup d'entre eux aiment les sports mécaniques (quad, trial...) et le foot. Les néo-ruraux pratiquent davantage les sports de montagne : randonnée, escalade, ski de piste et de fond, dans lesquels ils retrouvent les plus jeunes des Baujus d'origine. Ils sont très présents dans les différentes activités sportives proposées dans le canton : badmington, équitation. Les plus jeunes pratiquent la jonglerie.

Un groupe a cependant une capacité importante à transgresser les frontières invisibles, c'est celui des partis-revenus, dotés d'une double culture, celle d'enfants du pays, et celle d'urbains. Laure, tout en étant très respectée pour son travail aux Amis des Bauges est aujourd'hui maire de la Motte en Bauges. Elle entretient de bonnes relations avec plusieurs membres d'Oxalis et a accepté de venir participer au débat que celui-ci organisait sur la Communauté de Communes dont elle est vice-présidente. Patrick. a lui aussi un réseau de relations très large. C'est lui qui a lancé le collectif citoyen, avec le soutien de plusieurs membres d'Oxalis. Il n'a de cesse d'inviter les anciens du pays à y participer. Il est aussi l'ami de nombreux jeunes locaux, avec qui il partage des loisirs.

Le problème des relations entre Baujus d'origine et néo-ruraux préoccupe beaucoup les habitants, qu'ils se situent d'un côté ou de l'autre de cette délimitation. Tous les néo-ruraux évoquent la difficulté des premiers contacts avec les Baujus de souche :

‘ « Au Villaret, les gens sont assez refermés. On vivait une exclusion parce qu'on habitait pas en Bauges, enfin, on n'était pas nés en Bauges. Alors pour eux c'était « Ah les parisiens ». J'ai eu un peu peur car tous les Baujus ne sont pas très accueillants » ’ ‘ (Magalie, Arith) ’ ‘ « Ça a été difficile au début. Donc tu vois, nous on était plutôt les animateurs qui arrivent avec des enfants. Moi je me rappelle, c’était pas évident. Même bonjour, il y a des gens dans le village qui me le disaient pas. Alors après, le fait d’avoir deux enfants, c’est vrai que les petites mamies, elles craquent plus… Alors moi, c’est vrai que je faisais mon petit tour avec mon, le landau dans le village, je me souviens… Bon il y en a qui disaient pas bonjour, il y avait une ou deux mamies, quand même qui étaient plus accueillantes. »’ ‘ (Céline, Aillon-le-Jeune)

Les néo-ruraux, qui ont l'impression d'apporter de la vitalité aux villages, n'ont pas l'impression que leur présence et leurs actions suscitent l'enthousiasme :

‘ « Mais si tu regardes l’élu local, le maire de chaque commune, ils en ont rien à faire, quoi. C’est vision court terme, c’est "tant qu’on est là, on est là" et après nous le déluge. Et je crois que je caricature à peine, quoi. Donc qu’on existe ou qu’on n’existe pas, ça les touchait pas une seconde. Pourvu qu’on soit pas emmerdeurs, quoi. Je crois que c’est très clair, dans la commune ici, c’était l’indifférence, voire le mépris, sûrement pas l’accueil à grands bras ouverts " Super des gens qui ont envie de faire du développement " et dans la mesure où on les emmerdait pas, bon, ça va, on passe, quoi. Mais ils nous ont pas mis de bâtons dans les roues non plus » ’ ‘ (Pascale, Bellecombe)’

Parfois, ils laissent même entendre que c'est justement leur activisme qu'on leur reproche :

‘ «  Et puis voilà, moi j'ai fait ma vie là, et les gens… le mélange entre les gens qui venaient de l'extérieur et les gens qui habitent en Bauges, c'est pas facile.’ ‘ - Question : Vous, vous trouvez que encore aujourd'hui, il y a beaucoup de blocages…’ ‘ - Oui, oui. Oui, parce que déjà il y a des gens pour qui les nouveaux habitants qui arrivent et qui s'installent, ils ont l'impression qu'ils vont leur donner des leçons. Alors ils sont souvent mal perçus. Parce que bon, c'est des gens qui sont actifs. On les trouve dans les associations de parents d'élèves, on les trouve dans les associations… comme les amis des Bauges, il y a des gens qui sont nés en Bauges et depuis des générations qu'ils y sont, ils ont cette peur là, que les nouveaux arrivants leur donnent des leçons. (...) C'est pas une haine constante, parce que bon, dans les écoles, il y a les deux. Bon, cela dit, moi je trouve malgré tout que les gens qui viennent de l'extérieur sont plus actifs. Mais ne serait-ce que quand les gens demandent des appartements, quand il y a des offres d'emploi, tout de suite, quand c'est pas quelqu'un des Bauges… "elle prend une place". Oui, il y a quand même cet état d'esprit, qui perdure. » ’ ‘ (Anne, Bellecombe)

Ils déplorent en fait ce qu'ils considèrent comme l'immobilisme des Baujus de souche, leur conservatisme. Les femmes évoquent aussi souvent le machisme de la société traditionnelle.

Quand aux Baujus d’origine, ils éprouvent effectivement un certain ressentiment face à ces nouveaux venus qui achètent des logements, rendant l’accession à la propriété difficile pour les jeunes Baujus de souche, et qui leur font concurrence sur le marché de l’emploi avec souvent de meilleurs diplômes. Leur arrivée massive est parfois vécue avec désarroi, comme la fin d’un monde

‘ « C’est difficile de s’adapter mentalement à ces évolutions que quand on vit là, on les vit… Enfin elles remettent pas en cause notre présence ou notre vie ici, ça se passe autour de soi, alors on regarde ça des fois comme un regard presque extérieur sur son… (...) Mais même moi, alors je me dis, je deviens vieille, parce que ça me fait la même chose. Par exemple je suis allée à la fête de la faux à Jarsy l’été dernier, il y avait longtemps que j’étais pas allée dans une fête des Bauges pour des tas de raisons, et ben j’ai fait le tour de la fête en me promenant les mains dans les poches, et je me suis dit : "je ne connais plus personne". Et ça m’a vraiment fait drôle, parce qu’il y a 20 ans de ça, dans une fête, je connaissais tout le monde. Alors peut-être que je vieillis aussi, mais il y a aussi le fait que la sociologie évolue énormément et qu’au départ, on se connaissait tous. Alors après, moi je juge pas, hein, je dis les gens ils réagissent aussi avec leur patrimoine culturel avec ce qu’ils ont, leurs références dans la tête… Mais 3000 habitants, si on parle des Baujus de base, on se connaît tous, les familles… » ’ ‘ (Laure)

L'achat progressif par les néo-ruraux des biens immobiliers est vécu comme une véritable dépossession. A contrario, le fait qu'une fille du pays reprenne la maison de famille est une victoire sur l'adversité. « Elle doit être contente, sa mère, que ce ne soit pas vendu à des étrangers. », commentaient ainsi les dames de la chorale. Par ailleurs, les Baujus d’origine ne comprennent pas toujours le mode de vie des nouveaux arrivants, leurs nombreux déplacements, et leur reprochent parfois leur manque de savoir-être dans l’espace villageois, notamment lorsque ces derniers clôturent leur terrain, fermant ainsi des lieux de passage usuels.

Ceux qui oscillent entre les deux mondes, qu'ils soient « partis revenus » comme Patrick. ou néo-ruraux parmi les plus anciens comme Paul, semblent ressentir fortement cette scission, et essaient de la résorber. Paul a ainsi pris plusieurs initiatives dans ce sens lorsqu'il était maire de Jarsy :

‘ « On a essayé de réfléchir au conseil municipal, et on a créé, par exemple, le repas du village, où là ce sont uniquement les gens du village qui viennent casser la croûte, et on mange tous ensemble. Alors il y a les anciens, il y a…ben les jeunes, et puis tout ça, ça se mélange et puis ben l’ancien qui critiquait l’autre parce qu’il se lève tard, parce qu’il a pas le même rythme de vie, il se rend compte, en réalité qu’il a deux jambes, deux bras, qu’il boit des canons, qu’il bouffe comme les autres et qu’il a en plus des petits gamins et je connais pas une personne âgée qui tombe pas amoureux du petit gamin, ça existe pas, ou alors c’est des sauvages. Et tout ça, ça crée des liens et puis ça permet aux mamans de trouver la mémé qui va garder… parce qu’elle peut pas garder ses petits enfants, eux ils sont partis. Mais elle va garder les petits enfants de l’autre, et ainsi de suite. (...) Parce que il fallait transmettre le savoir faire, il fallait transmettre certaines choses, et par exemple la mairie de Jarsy, qui a été installée dans l’ancienne cure, le lot "démolition" a été fait par les habitants. Nous avons supprimé de l’adjudication le lot démolition. De façon à ce que les gens s’approprient leur nouvelle mairie qui était la cure, qui était la maison des curés, se l’approprient, et dans ce lot démolition, que les anciens fassent preuve de leur savoir-faire et que les nouveaux, les jeunes, fassent preuve de leur force. Tu vois, et là… Parce que pour l’ancien, le type du pays, le jeune, c’est le bon à rien. Seulement, il a une chose qu’il faut pas oublier, c’est qu’il a la force de sa jeunesse. Il a peut-être l’incompétence, ou l’ignorance, ou le manque de savoir-faire, mais il a la force physique, chose que le vieux n’a plus. Donc en mettant les deux… Oh, y’a eu deux-trois petites engueulades : "parce que t’es un bon à rien, tu sais pas tenir la barre, je vais te montrer comment on descelle la pierre, comment on tient une barre à mine, je vais te montrer, moi, hein, parce dans la ville, tu sais pas faire" les choses, tu comprends… Et après, à partir du moment où y’avait des saucisses et du vin rouge sur la table, tout le monde sait tenir la barre à mine. Alors si tu veux, ces trois éléments qu’on a essayé avec le conseil municipal et que j’ai essayé de développer, de façon à ce qu’il n’y ait pas un rejet, mais qu’il y ait au contraire une espèce d’intégration. »’

Patrick, de son côté, a lancé le collectif citoyen qui était dans son esprit un lieu permettant à ces différentes populations d'échanger sur ce qui les préoccupe.

‘ « Ben l’idée du collectif, c’est venu parce que je trouve qu’il y a un gâchis quand même assez considérable, qui est dû au fait qu’il y a plus de frottement entre les gens, quoi. Je veux dire, tu te rappelles du premier texte que j’avais écrit pour les Amis des Bauges. C’est vrai que j’en appelais un peu au souvenir, voire à la nostalgie. Mais bon, ça a pas marché, puisque pour l’instant, il n'y a pas beaucoup de gens originaires des Bauges qui viennent mais bon, tôt ou tard, et je suis sûr qu’ils le penseront quand même… en leur disant qu’avant il y avait des structures collectives suffisantes… (...) Tu vois, c’était le cas au niveau des fours à pain, des lavoirs, de l’alambic, de tous ces… C’était à chaque fois des occasions de se croiser, et même, et je trouve que même, tu es pas obligé d’être d’accord avec tout le monde, mais quand il y a quand même un frottement, c’est déjà un signe, non pas de tolérance, c’est pas encore de la tolérance, mais au moins du principe que le dialogue est encore possible. Quand il y a plus du tout de frottement, c’est fini, quoi. T’as peur de l’autre. C’est ça qui engendre vraiment la peur. Alors l’idée de dire "on crée un collectif qui est en dehors de toute structure, institution, association existante", ça peut être un lieu de dialogue. C’est tout. » ’