Transversalité du monde rural

Pourtant, le frottement dont parle Patrick n'est pas totalement absent. Et même si les tensions entre groupes de populations préoccupent beaucoup les individus que j'ai rencontrés, la situation est loin d'être figée. Au contraire, malgré la distance qui semble parfois séparer ses habitants, le canton du Châtelard me paraît se caractériser par une grande transversalité.

Tout d'abord, il faut faire la part d'une forme de jeu dans les déclarations des néo-ruraux déplorant le mauvais caractère supposé des Baujus ou dans celle des Baujus de souche se plaignant du manque de savoir-être des migrants. Leur existence témoigne d'ores et déjà de l'existence d'une volonté de vivre ensemble et de ne pas seulement se côtoyer sans se voir. Avec les fréquentation de lieux ou de loisirs « culturellement marqués » que j'ai évoqué ci-dessus, elle font partie de la façon dont les uns et les autres revendiquent leur appartenance aux divers groupes évoqués, par un jeu d'opposition. Pratiquer la chasse, le trial ou même la belote n'est pas seulement perpétuer des goûts acquis en famille, c'est aussi se positionner par rapport aux « autres », écologistes ou urbains, de la même façon que s'engager dans la revendication de meilleurs services de gardes d'enfants n'est pas seulement essayer de se simplifier la vie, mais aussi signifier que l'on n'acceptera pas la situation tolérée si longtemps par les ruraux. Or, ces façons de se construire en s'opposant ne doivent à mon avis pas être lues uniquement comme des conséquences de la séparation entre les différents groupes. Ils font aussi partie des formes de communications par lesquelles s'ébauche le dialogue.

D'autre part, si l'existence de groupes d'appartenances au frontières plus ou moins floues est une réalité, les individus sont loin de se laisser enfermer par ceux-ci. En Bauges, des personnes issues de milieux sociaux différents se côtoient, entrent en contact et nouent parfois des partenariats ou des relations affectives. Les contraintes de la vie dans le monde rural, où les emplois et les services sont rares, ont tendance à obliger les personnes à s'allier pour des intérêts communs. Par exemple, l'absence de transports en commun permettant aux enfants de se rendre à l'entraînement de tel ou tel sport, ou de transports scolaires reliant certains villages obligent les parents à s'organiser pour assurer le co-voiturage. Trois ou quatre parents d'un même village se relaient ainsi pour « descendre » les enfants à l'école, alors qu'ils ne se seraient peut-être pas fréquentés spontanément. Même si l'on ne se comprend pas toujours, on peut cependant nouer des alliances indispensables, pour demander, par exemple, plus de places à la halte-garderie, pour réclamer le maintien d'un commerce ou pour protester contre le licenciement de l'intervenante en musique dans les écoles du canton.

‘ « Ce qui est important, ici, c'est qu'on peut aller au-delà des apparences. On se fait souvent des idées sur les gens, et puis on les connaît mieux, et ça change. C'est comme l'histoire du co-voiturage, c'est des gens qu'on n'aurait peut-être pas connus autrement. L'aspect social, les rencontres, pour moi c'est essentiel dans la vie. C'est hyper important. La ville ne permettait pas ça, parce que là-bas, les gens s'arrêtent tout de suite à l'apparence, et tu es catalogué. »’

D'une certaine façon, les habitants n'ont pas le choix et doivent vivre ensemble, et par conséquent, faire des efforts pour essayer de se comprendre. Là se situe, me semble-t-il, un des points qui différencie encore aujourd'hui un territoire rural comme les Bauges du monde urbain. En ville, l'abondance de services, de loisirs proposés demeure sans comparaison avec la pénurie qui caractérise encore à bien des égards un territoire comme les Bauges et qui oblige les habitants à s'allier avec leurs voisins pour pallier leur absence. Le citadin qui ne comprend pas les réactions de tel ou tel groupe, s'y sent étranger, a tout le loisir de le quitter pour s'investir ailleurs. Ce n'est pas le cas en Bauges et il faut bien négocier, trouver un terrain d'entente.

Prenons le cas de la chorale que je fréquentais. Ce n'était pas la seule chorale du canton, mais c'était la seule dont le style oscillait du gospel à la variété. Les deux autres chorales existantes avaient pour répertoire l'une le chant classique sacré, et l'autre le chant traditionnel savoyard. Dirigée par une néo-rurale, elle avait pour particularité d'être l'un des rares lieux communs fréquentés de façon régulière par toutes les populations du canton, avec un effectif – symbole important - composé presque exactement pour moitié de Baujus de souche et pour moitié de néo-ruraux. Tous ses membres étaient heureux et fiers de cette cohabitation, mais celle-ci n'était possible qu'à force de négociations et de compromis. Le choix des chansons était souvent le lieu où se manifestaient les tensions. Notre chef de choeur proposa un jour de travailler une chanson d'Eddy Mitchell, Pas Boogie Woogie, aux sonorités tout à fait adaptées à notre style musical habituel. Mais celle-ci débutait par quelques strophes ironiques à l'égard du pape et de ses prescriptions en matière de morale sexuelle. Les dames des Aillons avec qui je co-voiturais s'en offusquèrent. Ce n'était pas la première fois qu'elles n'appréciaient pas particulièrement une chanson, mais en général, le groupe parvenait à un compromis en acceptant « en échange » de travailler un morceau qu'elles aimaient. Cette fois, l'affaire parut plus grave. « On a l'impression qu'on se moque toujours de nous, les chrétiens », plaidèrent-elles lors d'une répétition devant l'ensemble du groupe. Sentant que cela était important pour elles, la chef de choeur accepta de retirer la chanson, à laquelle elle tenait pourtant beaucoup. La majorité des membres de la chorale, non-croyants ou du moins non-pratiquants, n'adhéraient pas aux réticences de ces dames. Mais tous firent cependant un effort de compréhension, percevant que la religion était un élément majeur dans leur représentation d'elles-mêmes et que persister à vouloir maintenir cette chanson au répertoire pourrait, en les blessant dans ce qu'elles étaient, conduire à la scission du groupe.

Les relations entre individus issus de culture différentes se construisent ainsi souvent par l'évitement ou par l'abandon de certains sujets qui fâchent. C'est ainsi que Thomas, jeune ingénieur agronome venu travailler pour le Parc comme chargé de mission pour les zones « Natura 2000 », écologiste convaincu ayant travaillé pour la FRAPNA 127 , installé dans un hameau du Châtelard, arrive à nouer dans le cadre de son travail et ailleurs des relations relativement cordiales avec des agriculteurs pourtant très méfiants vis-à-vis des « écolos ». Pour cela, tout en pestant régulièrement contre leur façon de penser qu'il estime parfois insupportable, il met « en sourdine » ses opinions sur la réserve ou sur la protection des espèces. C'est ainsi qu'un agriculteur lui permet de profiter de se droits pour faire distiller à l'alambic son eau-de-vie de poires et de prunes, ou qu'un jeune issu d'une famille locale l'emmène aux champignons.

La coexistence respectueuse voire amicale entre des individus qui semblent à première vue séparés par des façons d'appréhender le monde tout à fait différentes n'est pas rare. Frédéric, Lyonnais diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, a été cadre en région parisienne pendant dix ans avec sa femme Valérie. Ils ont ensuite acheté un gîte à la station d'Aillon et il a passé son diplôme d'accompagnateur en moyenne montagne. Ils accueillent des touristes avec une formule haut de gamme, et vivent volontairement un peu en retrait du village, d'autant que leur enfant ne va pas encore à l'école. Frédéric continue à donner des cours à l'IEP de Lyon pour « garder un pied dans le milieu ». Ils fréquentent cependant leurs voisins, et c'est ainsi qu'un dimanche d'automne, sur l'invitation de l'un d'eux, Frédéric se rend avec les hommes du village à une battue « pour voir comment ça se passe ». Aurait-il vécu une telle situation d'altérité en ville ? Ce n'est pas sûr.

La multiculturalité locale et les difficultés de compréhension entre les uns et les autres sont d'ailleurs parfois mises en scène. Marilyn Varoqueaux, intermittente du spectacle et néo-rurale a ainsi monté une pièce intitulée Portraits savoyards, au cours de laquelle, aidée par quelques accessoires, elle joue tour à tour les différents habitants « d'un petit pays savoyard ». En s'inspirant de figures locales bien connues, elle croque la vieille dame Baujue de souche, la néo-rurale gardienne de chèvres, l'élu local, le chasseur, l'écologiste, etc. Son spectacle, accompagné à l'accordéon par une autre néo-rurale, est un franc succès et réunit Baujus de toutes origines qui rient de bon coeur à ses caricatures, reconnaissant parfois telle ou telle personne dans les traits de caractère ou de langage croqués par Marilyn. Les populations en présence partagent ainsi le temps du spectacle un regard en miroir sur eux-mêmes et sur leurs divisions, et construisent du commun au travers de l'humour sur ce qui les sépare.

Notes
127.

Fédération Rhône Alpes des Associations de Protection de la Nature. Partisane du retour du loup, elle représente pour bon nombre d'agriculteurs de la région la branche « dure » des écologistes.