Le territoire du canton du Châtelard constitue en quelque-sorte une arène, c'est-à-dire un lieu clos où les uns et les autres s'observent, voire s'affrontent, et dont on ne se retire pas 128 . Cela est sans doute dû en partie à la faible densité de population de cet espace, qui rend possible une forme d'interconnaissance et renforce la visibilité de toute implication dans le jeu social. Celle-ci peut prendre des formes diverses et varier dans le temps. Mais à partir du moment où il pénètre dans l'espace public local, chacun est assez rapidement identifié : on sait qui il est et ce qu'il a fait.
Il n'est pas vraiment possible, comme dans le monde urbain, de se retirer du jeu. Certains subissent des revers, battus aux élections ou échouant dans leurs projets associatifs. Mais même s'ils décident de prendre du recul en quittant leurs fonctions, ils n'en demeurent pas moins présents dans la vie du village ou du canton, s'investissant à partir d'autres lieux.
Dès lors, un espace comme le canton du Châtelard est-il tout simplement en train de s'urbaniser, conquis par les nombreux citadins qui viennent l'habiter ? Bertrand Hervieu et Jean Viard postulent ainsi que la ville est actuellement en train de dévorer les espaces ruraux :
« Nous avons le sentiment que nous venons de vivre la fin de l’existence d’un territoire voué à la vieille civilisation rurale, à la glèbe, au rythme des saisons, et à la fin de la dimension aléatoire de la vie paysanne. L’après « fin des paysans » a déjà commencé.
Ce que nous sommes en train de vivre est bien la captation de l’espace non-urbain par la ville elle-même, captation imaginaire autant que concrète dans la périurbanité, dans la pratique des week-ends, des résidences secondaires, des gîtes ruraux et des chambres d’hôtes, des campings, des maisons familiales de vacances et du charme valorisé des cimetières champêtres. La ligne de partage millénaire construite entre la mobilité hasardeuse de la ville et l’hypersédentarité sécurisante de la ruralité paraît s’être effacée parce que la production de la ville s’est étendue à l’ensemble du territoire et de la société. » 129
Mais si l'on ne peut que constater la fin d'une ancienne société – qui, soit dit en passant, n'en finit pas de mourir depuis La fin des paysans du sociologue Henri Mendras 130 -, et admettre que la mobilité a conquis le monde rural, doit-on pour autant en conclure que le mode de vie des espaces ruraux se fond aujourd'hui dans un modèle uniforme issu de l'urbanité ? Il me semble au contraire que dans des territoires comme celui du canton du Châtelard se joue une forme nouvelle de jeu social. Des individus issus de cultures diverses s'y côtoient et inventent une nouvelle façon de vivre ensemble qui ne correspond ni à la ruralité traditionnelle, ni à une urbanité transposée.
Cette spécificité des espaces ruraux serait-elle due à une différence de nature, qui y rendrait impossible la transplantation du mode de vie urbain ? L'hypothèse n'est pas tenable. Par contre, il me semble, après étude du cas des Bauges, que ces espaces ont avant tout pour particularité d'avoir été très fortement désinvestis à une époque récente et soumis à une déprise non seulement agricole, mais aussi démographique et symbolique. Cette déprise s'est accompagnée d'une dégradation des structures institutionnelles et sociales traditionnelles du monde rural – organisation du terroir, famille, religion, conseils municipaux, etc – toutes impuissantes à enrayer le déclin. C'est-à-dire que les migrants sont arrivés dans un espace au sein duquel les lieux de décision reconnus étaient en déshérence, et qu'ils se sont mis en devoir d'en créer de nouveaux. Ainsi, le canton a été et est encore un espace caractérisé par une certaine ouverture. Les règles du vivre ensemble n'y sont pas définitivement fixées, mais en construction, puisque c'est la première fois que des populations aussi différentes s'y côtoient.
Cet espace est en effet marqué par la pluralité. Pluralité des modes de vie, de l'emploi en ville au travail agricole en passant par toutes sortes de situations et souvent par des formes de pluriactivité. Pluralité des habitants eux-mêmes, qui naviguent souvent entre plusieurs cultures (c'est le cas en particulier des « partis-revenus »), et vivent l'altérité au quotidien. C'est donc un lieu où se négocient, s'ajustent et se construisent de nouvelles façons de vivre ensemble. Les différents groupes de population se confrontent et se heurtent parfois, mais ne peuvent aller jusqu'à la rupture. Au contraire, des liens se construisent, fondés sur de nouveaux modes de sociabilité.
Cette ouverture incite une proportion importante des habitants à s'investir dans la vie publique, justement parce que les structures ne leur paraissent pas figées comme elles peuvent l'être en ville. La plupart des ex-citadins que j'ai rencontrés m'ont déclaré qu'ils s'impliquaient davantage dans les affaires de leur commune qu'ils ne le faisaient en ville. Les raisons invoquées sont toujours un peu les mêmes : « ici c'est à taille humaine » ou « c'est important que tout le monde participe ». C'est-à-dire qu'ils ont l'impression d'avoir leur place dans ce jeu, ce qui n'était pas forcément le cas en milieu urbain.
C'est pourquoi de tels espaces peuvent apparaître aujourd'hui comme des laboratoires où s'expérimentent de nouvelles formes du jeu social. La ville a sans doute joué ce rôle lorsqu'elle accueillait d'importantes migrations, et les évolutions qui s'y sont produites ont ensuite été exportées vers les campagnes. Aujourd'hui, c'est le monde rural qui joue le rôle du chaudron où se mélangent différents ingrédients, et il n'est pas douteux que certaines des transformations qui s'y produisent gagneront ensuite les villes.
Terme utilisé par Marie-Thérèse Têtu dans son mémoire de DEA sur le canton de la Chapelle-en-Vercors, TETU, M-T., Les nouveaux champs de l'urbain...
HERVIEU, B. et VIARD, J., Au bonheur des campagnes.
MENDRAS Henri, 1984, La fin des paysans, (1ère Édition 1967), suivi d'une réflexion sur la fin des paysans 20 ans après , Arles, Actes Sud.