En effet, ce sont les Amis des Bauges qui ont les premiers imaginé de construire un territoire dépassant la seule « vallée des Bauges », ou plus exactement un groupe informel constitué par quelques membres des Amis et d'autres individus vivant à la périphérie du massif, eux-mêmes actifs dans les associations locales. Plusieurs d'entre eux devaient par la suite accéder à des mandats électifs. Je n'ai pas trouvé trace dans les archives de la première apparition de ce concept, mais d'après les témoignages que j'ai pu recueillir, elle date du milieu des années 1980 :
‘ « Le Parc est une longue histoire. C’est un des enfants des Amis des Bauges. Même si on veut pas le reconnaître ouvertement. Moi j’étais même pas élu, c’est-à-dire c’était dans les années 1985, à peu près, où on se réunissait avec des gens qui étaient pas élus non plus, avec des Lazaroto [ devenu maire de Leschaux, dans la vallée du Laudon], avec des Laure, avec des Guillaume Merlin, qui a créé une association à l’extérieur, avec… Bon, je sais plus qui y avait, enfin, bref, il y avait du monde, il y avait quelqu’un de Saint-Pierre-d’Albigny, il y avait quelqu’un de Saint-Jean-d’Arvey, tu vois, il y avait du monde un peu de partout, et on se réunissait, et on se réunissait et on pensait qu’il fallait créer quelque-chose qui s’appelait, d’ailleurs qu’on avait appelé "Les Grandes Bauges". Une espèce d’association, parce qu’il nous semblait que ce massif, qui est unique… (...) On était une quinzaine, à se réunir comme ça, de temps en temps sur le coin des bars et des comptoirs de bars des communes… Et puis un jour on s’est dit "Il faut quand même qu’on présente notre idée, nos idées aux élus". Et on a fait une réunion à la salle des fêtes du Châtelard, on a essayé d’expliquer. Et là tout le monde s’est foutu de notre gueule. Malgré les petits fours, tout le monde s’est foutu de notre gueule et nous a dit qu’on était des visionnaires et des… et des joyeux crétins.(...) On s’est fait massacrer. On s’est fait massacrer. "Sans intérêt" (rires) "On a toujours travaillé en canton, en villages, je vois pas ce qu’on va aller foutre avec les gens de Saint-Jorioz, de Saint-Pierre-d’Albigny". Bref, et puis ceux de Saint-Pierre-d’Abigny : "Mais qu’est-ce qu’on va aller foutre avec des Baujus qui sont des…" Ça s’est pas dit, mais ça s’est ressenti, quoi. » ’ ‘ (Paul)’Le projet est enterré, mais ressurgit au début des années 1990 sous la forme du projet de Parc naturel régional, lorsque l'équipe des Amis, plutôt à gauche, parvient à convaincre l'actuel président du Parc, homme de droite, de se lancer dans l'aventure. Celui-ci parvient à rallier les élus et la population de souche, plutôt conservatrice. L'ensemble des acteurs de l'époque s'accordent à reconnaître que sans son adhésion au projet, il aurait été difficile, voire impossible de créer le Parc :
‘ « Et après, donc ça a été bien amené par l’association [les Amis], et je me souviens d’une séance où il a fallu prendre [l'actuel président du Parc] entre quatre yeux pour lui dire “mais si, c’est là, la voie, il y a un truc, etc.” Parce que lui il était pas trop d’accord. Et puis après, ben voilà, quoi. Le jour où il a été convaincu, ben après ça a poussé. »’ ‘ (ancienne salariée des Amis)’ ‘ « Ça a été repris et moi je dis que c’est une très bonne chose, et moi je dis, et j’ai l’honnêteté peut-être de reconnaître que [l'actuel président du Parc], c’était le seul, compte-tenu de la conjoncture, compte-tenu du climat, compte-tenu des influences politiques, des incidences, était le seul à pouvoir constituer le Parc des Bauges et c’était le seul à pouvoir en être président dans les premières années. On verra ce que ça va devenir dans le futur, mais en tout cas, pour le point de départ, c’était le seul individu. »’ ‘ (membre fondateur des Amis) ’A partir de là, tout s'enchaîne. L'idée est évoquée lors d'une assemblée générale des Amis des Bauges, par un parfait inconnu selon les uns, par un animateur des Amis selon les autres. Durant l'été 1990, une visite des élus du district du Châtelard dans le Vercors est organisée. A la suite de ce voyage, ces élus votent unanimement pour la mise à l'étude d'un Parc Naturel Régional. En octobre 1990, une réunion d'information est organisée par les Amis des Bauges, à laquelle tous les maires du massif sont conviés. Une quarantaine d'entre eux sont présents. Devant ce succès, un comité de pilotage est créé. Il est chargé de prendre contact avec le ministère de l'environnement et les départements. Enfin, en avril 1991, l'association pour la création du Parc naturel régional des Bauges est constituée et recrute son premier chargé de mission.
Dans le même temps, les Amis commencent à insister dans leurs actions sur des thèmes chers aux Parcs naturels régionaux, et notamment sur la valorisation du patrimoine, comme un élément susceptible de redynamiser le territoire. Un inventaire est entrepris sur le territoire des Grandes Bauges en 1990. Un article dans l'Ami des Bauges argumente :
‘ « Affirmons qu'il y a là un enjeu fondamental pour l'avenir : celui de maintenir la qualité de l'"environnement" local et surtout, de susciter une dynamique attractive dans le canton. Il y a nécessité de valoriser le patrimoine religieux, de maintenir la qualité de nos forêts, de sauvegarder les arbres fruitiers... tout autant qu'il y a nécessité de créer des emplois dans le canton. Parce que l'un ne va pas sans l'autre et que le dynamisme économique du massif est intimement lié à la « qualité » de son environnement naturel et culturel » 137 ’Si cet intérêt pour le patrimoine local n'est pas nouveau, un basculement est en train de se produire, dans la mesure où la « qualité de l'environnement » invoquée s'adresse de plus en plus visiblement aux visiteurs qui doivent redynamiser le massif. Auparavant, les opérations de valorisation visaient d'abord et avant tout un public local : l'opération lancée autour du village de Doucy avec l'aide d'une ethnologue dans les années 1980 avait avant tout pour but de provoquer une prise de conscience de la population face aux changements et peut-être un regain identitaire permettant de conserver certaines traditions. D'autres opérations avaient pour but de relancer une production artisanale commercialisable, comme ce fut le cas de la tentative de relance de la « couverture piquée ».
L'idée que les Bauges ne s'en sortiront que si elles parviennent à se positionner vis-à-vis de l'extérieur comme un lieu bénéficiant d'une « qualité » patrimoniale commence donc à s'imposer.
L'Ami des Bauges, printemps 1990.