Aujourd'hui, la déception

Quelques années plus tard, comment le Parc est-il perçu par les habitants de son territoire ? Le moins que l'on puisse dire est qu'il existe un décalage certain entre les bonnes intentions affichées et la façon dont l'institution est considérée par les habitants du canton du Châtelard.

Le premier symptôme de la distance que nombre d'entre eux manifestent vis-à-vis du Parc m'est apparu sous la forme d'un refus du territoire de cet organisme. En effet, si lors d'un entretien je posais la question « Qu’est-ce que c’est, pour vous, les Bauges ? Où en sont les limites ? », je m’attirais souvent la réponse « Pour moi, les Bauges, c’est les 14 communes », ou encore « Moi, je me situe beaucoup au niveau cantonal, pas au niveau Parc. »

Mes interlocuteurs me donnaient parfois des explications prenant en compte la topologie, le relief.

‘ « Pour moi c'est flagrant, c'est les 14 communes. Et quand vous prenez une carte et que vous regardez la topologie, il y a pas à tortiller, la vallée des Bauges, elle est entourée de montagnes et il y a 14 communes au milieu. Il y a pas ce qu'il y a de l'autre côté. » ’ ‘ (Agricultrice néo-rurale.)’

Plus rarement, la culture, le contexte historique étaient évoqués, ici par une néo-rurale :

‘ « Culturellement, pour moi, [le territoire du Parc], c’est pas une même culture, mais c’est des cultures, et je pense que les enjeux de chaque territoire sont pas les mêmes. Je pense que c’est peut-être intéressant que ce soit le même territoire, mais on n’a pas les mêmes enjeux, pas les mêmes… On se retrouve pas du tout face aux mêmes problèmes à régler. C’est pour ça que c’est bien aussi que le Parc soit scindé en plusieurs territoires. Autant les Bauges [ entendues ici comme la canton du Châtelard ] peuvent avoir… Enfin en tout cas nous sur les Aillons, on peut avoir avec la Combe de Savoie des liens, parce qu’on retombe sur Chambéry, on a quelques éléments du passé qui sont en commun, et puis que bon, je crois qu’on a des choses communes, autant quand il va sur Saint-Jorioz [ commune située au bord du lac d'Annecy ], moi je comprends pas… vraiment, là j’ai du mal. » ’

De même, lorsque j’interrogeais des responsables d’associations, ceux-ci commençaient souvent par me préciser que leur rayon d’action se limitait aux 14 communes.

‘ « Donc l'association des Amis des Bauges elle a pour vocation… Elle a eu pour vocation à partir de 1980 l'animation et le développement du canton du Châtelard, donc des 14 communes. Donc vraiment autour des montagnes, quoi. » ’ ‘(Salariée de l’association les Amis des Bauges)’

Ils expliquent que cette échelle plus modeste leur convient mieux pour gérer leurs actions, mais aussi que le canton du Châtelard leur paraît correspondre davantage à un « espace vécu », qui fait sens pour ses habitants, contrairement au territoire des institutions :

‘ « Moi je voyais pas bien les choses, avec le Parc, et j’avais dit "il faudrait que les Amis des Bauges se mettent à l’échelle du Parc", ça serait intéressant, mais finalement, l’association, elle est quand même bien plus proche de la population, elle est plus sur des services à la population, plus sur une démarche un peu de citoyenneté, de services à la population, d’animation locale, etc., et honnêtement, c’était pas une bonne idée de se mettre à l’échelle du Parc, parce qu’elle aurait été inféodée à la structure Parc, parce que d’un point de vue territorial et vie des gens, le Parc c’est rien. Je veux dire, les vies des gens, ils vivent à l’intérieur des Bauges [ici le canton du Châtelard], là, c’est une réalité, ou après ils vivent sur les versants périphériques, auquel cas ils sont attirés par une vie associative, ou par des services qui sont dans les villes de chaque côté, donc finalement, c’est bien qu’elle soit positionnée sur les Bauges centre. Après, faut pas non plus… Faut rester proche des gens, faut pas se coller aux institutions absolument. » ’ ‘ (Ancienne salariée des Amis des Bauges)’

La revendication d'une appartenance aux Bauges entendues comme les « Quatorze communes » ne m'aurait pas étonnée dans la bouche des plus anciens parmi les Baujus « de souche », qui pouvaient avoir des difficultés à comprendre l'apparition d'un nouveau territoire portant le nom de leur vallée. Mais j'ai été surprise de constater qu'elle émanait tout aussi souvent de néo-ruraux, parmi lesquels certains étaient même arrivés après la création du Parc. Or, ceux-ci étaient globalement plus mobiles que les Baujus de souche, et franchissaient allègrement les « frontières » des Bauges traditionnelles pour aller, par exemple, travailler en ville. Ils étaient par ailleurs culturellement et idéologiquement plus proches du Parc, notamment en ce qui concerne les thématiques liées à la protection de la nature. Pourquoi dès lors la revendication touchant le territoire du canton prenait-elle une telle vigueur ?

Derrière ce refus de s’inscrire dans le territoire du Parc, on peut percevoir une forme de rejet de l'institution elle-même. Un rejet qui s'exprime plus franchement quand mes interlocuteurs, mis en confiance, abordent directement la question du Parc.

De nombreux reproches sont formulés plus ou moins explicitement. Tout d'abord, la plupart des personnes interrogées se déclarent mal informées sur le Parc et sur son travail.

‘ « Le Parc, ici, il paraît lointain. Pourtant, j’y suis allé, une fois, à la maison du Parc, et c’est vrai, ils travaillent. Ils ont l’air de beaucoup travailler. Mais qu’est-ce qu’ils font ? On n’en sait rien. » ’ ‘ (Néo-rural retraité)

Les personnes que j'ai interrogées expliquent bien souvent ne pas comprendre ce que fait le Parc, car elles ne ressentent pas les effets de son action dans leurs vies quotidiennes :

‘ « Le Parc, j’ai vraiment du mal. Tu vois, moi depuis la création du Parc… La création du Parc a pas été une transformation pour le pays. Enfin nous on a rien senti. Peut-être qu’il y en a d’autres qui ont remarqué ça, bien sûr. Et dans la vie de tous les jours, même en discutant avec les gens autour de nous qui viennent d’ailleurs, on n’a pas le sentiment qu’un Parc existe et on se demande pourquoi il y a une vingtaine de personnes au Parc. »’ ‘ (Néo-rurale)

La plus grande partie de mes interlocuteurs considèrent qu'il n'est pas suffisamment proche des habitants, qu'ils ne cherche pas à répondre à leurs préoccupations.

‘ « Et je trouve dommage, en revanche, je trouve dommage le fonctionnement adopté par le Parc, je trouve que c’est une trop grosse usine, avec des gens qui sont trop centrés sur le… qui sont pas assez sur le territoire. Je dis ça, parce que c’est pas mon seul sentiment, c’est le sentiment, quand je discute avec les gens des Bauges… » ’ ‘ (Néo-rurale) ’ ‘ « Ça a été une affaire de techniciens, une affaire institutionnelle, une affaire décalée des habitants, décalée des acteurs, et ça c’est très clair »’ ‘ (Néo-rurale)

Cette incompréhension est parfois exprimé de façon brutale par les Baujus de souche, et j'ai plusieurs fois pu entendre certains d'entre eux déclarer à propos des salariés du Parc « ils ne sont pas d'ici » et « ils ne nous comprennent pas ». La plupart des chargés de mission sont de jeunes diplômés de niveau bac +5 qui viennent parfois de loin occuper leur poste. Il n'est pas rare d'entendre lors des recrutements des récriminations : de jeunes locaux postulaient et n'ont pas été choisis. On leur a préféré un étranger qui ne connaît pas les réalités locales. L'un de ces Baujus d'origine écrit ainsi dans vivre en Bauges :

« Malheureusement, les Bojus n'ont pas choisi ceux qui mènent certaines administrations chez nous. Ils viennent souvent de loin de notre région et, malgré leurs diplômes et leurs études, ils ne connaissent pas nos manières de vivre, de penser et il leur est bien difficile de comprendre la mentalité de notre région n'y ayant pas vécu eux mêmes. Un Boju s'était présenté avec un bac +5 mais n'a pas été pris » 144 .

Il est arrivé que des Baujus de souche que je connaissais bien me posent la question : « Toi qui a travaillé avec le Parc, qui c'est, ces gens ? Et qu'est-ce qu'ils font ? »

Une autre critique très courante concerne les dépenses du Parc. Le Parc est perçu par beaucoup d'habitants comme un organisme riche, qui dispose de moyens importants et dépense sans compter dans des réalisations de prestige, comme les « maisons ». Le Parc est en effet lié à trois opérations de construction ou de réhabilitation menées ces dernières années dans le canton du Châtelard : la maison du Parc a été construite au Châtelard et la maison faune-flore à Ecole, tandis que la Chartreuse d'Aillon, qui doit devenir la « maison du patrimoine » du Parc était réhabilitée à Aillon-le-Jeune. Les maisons apparaissent souvent dans les discours comme le symbole de réalisations coûteuses et incompréhensibles :

‘ « Ici, on préfère faire du tape à l’œil, on fleurit, on fait des maisons. Mais qu’est-ce qu’il y a dans ces maisons ? Tout le monde se le demande. Les gens disent « ça sert à quoi, encore des sous qu’on nous pompe. » Mais il faut les comprendre les gens, en Bauges comme ailleurs, un sou, c’est un sou. Quand on sait pas où ça va, c’est normal. Moi je pense qu’ils pourraient créer un vrai boulot avec ça : quelqu’un qui expliquerait simplement aux gens. » ’ ‘ (Néo-rurale) ’ ‘ « Ils font des maisons, c’est bien, mais pour nous rien n’a changé, à part quelques ennuis. « ’ ‘ (Néo-rural)

Il est donc reproché au Parc de gaspiller l'argent des contribuables dans des réalisations de prestige qui n'ont pas répercussion sur la vie des habitants du territoire.

Mais surtout, on ressent chez de nombreux acteurs locaux une forme de déception. Parmi ceux qui appelaient le Parc de leurs voeux, beaucoup ne reconnaissent pas le résultat et vont parfois jusqu'à se reprocher tout haut leur investissement passé :

‘ « Non mais moi, aujourd’hui, je passe pour un con. Non parce que j’ai beaucoup poussé les gens d’ici, à l’époque, pour qu’on ait le Parc. Mais alors aujourd’hui, quand on voit ce que ça donne, je passe pour le pauvre imbécile… »’ ‘ (Bauju de souche) ’ ‘ « Quand le Parc s’est créé, on a participé au début à l’association de création du Parc, on allait dans les commissions et puis quand… à chaque fois que ça prenait une tournure un peu institutionnelle, ou justement on tenait pas compte des acteurs, à part la vitrine et les médias, on on gueulait. Après on s’est retiré des commissions. »’ ‘ (Néo-rurale)

On rencontre aussi une certaine frustration de la part de gens qui pensaient qu'ils allaient participer à la construction du Parc et à ses actions, et qui ont l'impression d'être tenus à l'écart :

« Le Parc ? On ne sait pratiquement rien sur le Parc. Il y a bien un journal qui est sorti, une fois, peut-être deux, mais c’est tout. On a une copine qui travaille dans une commission du Parc. C’est elle qui nous a expliqué pour les 4 maisons : nature, tourisme, Châtelard et Ecole, je crois ? Enfin bon, sinon, on n’aurait peut-être jamais su. Il n’y a pas assez de retour par rapport à la population. Ça nous intéresserait beaucoup de nous y investir, mais la population n’est pas invitée. Ils n’ont peut-être rien à faire de notre avis. Au début, quand on est passé Parc, j’ai dû avoir, ou par le biais d’une copine qui ramenait les bulletins du Parc, il me semble, parce qu’elle savait que ça m’intéressait, pour expliquer les budgets et les trucs. Mais 5 ans après, on ne sait rien. On voit des choses se faire. Il y a des panneaux, la fruitière est aménagée. On suppose que c’est avec les subventions du Parc, mais on ne sait pas ce qu’il y a derrière ces trucs. Ça me fait l’effet de quelque-chose de très fermé, de secret. Je ne suis pas la seule, mais peut-être moi particulièrement, parce que j’aurais aimé m’y investir, participer. »

(Néo-rurale)

Au total, il semblerait que de nombreux habitants des Bauges éprouvent un sentiment de dépossession à l'égard d'une institution dans laquelle ils pensaient avoir leur place. Le Parc ne leur paraît pas fait pour eux.

Qu'y a-t-il derrière ces critiques ? Que signifient-elles exactement ? Leur existence paraît au premier abord surprenante. En effet, les objectifs de la charte ont été définis à l'aide des élus et des acteurs concernés du territoire, et le Parc a tenu nombre des engagements qu'il y avait pris. Ainsi, la tome des Bauges a obtenu une Appellation d'Origine Contrôlée en 2002. La maison faune-flore a ouvert ses portes à École. La chartreuse d'Aillon est en passe d'être restaurée. Les professionnels de différents filières ont pu se rencontrer et se fédérer, ce dont, globalement, ils se félicitent. La fréquentation touristique du massif augmente, ainsi que sa notoriété. Le canton du Châtelard continue à attirer de nouveaux habitants, et tous semblent heureux de ce nouveau dynamisme. Le Parc peut donc être considéré au vu de ces résultats comme une réussite. Pourquoi n'est-ce pas le cas aux yeux des habitants de son territoire ?

Pour mieux le comprendre, je vais étudier dans le détail quatre opérations de mise en valeur patrimoniale dans lesquelles le Parc est impliqué. Nous verrons pourquoi celles-ci suscitent conflits et controverses.

Notes
144.

Vivre en Bauges n° 8, printemps 2002.