Histoire d’un bâtiment

Entre le XIIème et le XIIIème siècle, d’importants ordres monastiques s’implantent dans le massif des Bauges : les bénédictins dans le vallon de Bellevaux, non loin d’Ecole-en-Bauges, les cisterciens à Tamié en haute Combe de Savoie, et les chartreux à Aillon. Une poignée d’hommes à la recherche d’un « désert » s’installent ainsi au XIIème siècle sur l’actuelle commune d’Aillon-le-Jeune 145 , à la suite du don de terres à l’ordre monastique par Humbert III, comte de Savoie. La nouvelle chartreuse est édifiée dans un vallon reculé au cœur du massif, la Combe de Lourdens. Les moines reçoivent de nombreuses terres, offertes par les seigneurs de la région désireux de gagner le salut de leur âme en s’assurant les prières des frères, et deviennent maîtres de l’ensemble de la Combe. Ils entreprennent l’exploitation méthodique des forêts et des alpages leur appartenant. Ils possèdent aussi des vignes en Combe de Savoie, à Cruet. Faute de pouvoir travailler l'ensemble de leur domaine en faire-valoir direct, comme leur règle le leur ordonnait pourtant, ils doivent peu à peu se résoudre à alberger 146 des fermes, ou grangeries, à des paysans de la combe. A partir du XVIIème siècle, de même que les bénédictins présents à Ecole, ils construisent des hauts-fourneaux et se lancent dans l’activité métallurgique - plus précisément fabrication de barres de fer - rendue possible grâce à la présence de cours d’eau propices à l’installation de martinets et à leurs importantes possessions forestières. Les hauts-fourneaux produisent un métal réputé et permettent l’émergence en Bauges d’une industrie de clouterie. Le long de tous les cours d’eau du massif s’installent ainsi de petits bâtiments vétustes contenant des martinets : les clouteries. Les clous sont vendus par des colporteurs dans tout le territoire qui correspond actuellement à la région Rhône-Alpes et bien au-delà. Cette source de revenus permit à une population nombreuse de se maintenir en Bauges jusqu’à la fin du XIXème siècle 147 .

La chartreuse est plusieurs fois détruite par des incendies et reconstruite au cours des siècles. En 1793, à la suite de l’irruption en Savoie des troupes révolutionnaires françaises, la municipalité demande aux moines de prêter serment à la constitution. Ceux-ci s’enfuient pour Turin. Après leur départ, plusieurs familles de paysans de la Combe acquièrent les bâtiments et terrains qui étaient ceux de la chartreuse. Les albergataires deviennent, dans la plupart des cas, propriétaires de leurs fermes. La chartreuse elle-même est acquise d’abord par des entrepreneurs qui s’intéressent surtout aux hauts-fourneaux et aux forges, puis en 1856 par une famille d’Aillon, les Boyer, dont elle devient l’exploitation.

Dès le départ des Chartreux, les bâtiments commencent à être démantelés, avec la destruction des clochers, ordonnée par les révolutionnaires, en l’occurrence une commission nommée par l’assemblée générale des Allobroges. Puis, au cours des premières années du XIXème siècle, on arase les bâtiments et les habitants des environs récupèrent les pierres pour leurs propres constructions. Les fondations sont recouvertes de terre pour pouvoir cultiver. La chartreuse d’Aillon sombre dans l’oubli durant près de deux siècles. Il ne reste aujourd’hui du monastère que le bâtiment d’accueil, celui qui constituait la façade, c’est-à-dire environ 1/10ème de la chartreuse d’origine. Avec la chapelle de la Correrie, située un peu en contrebas, ce bâtiment est le seul monument historique du cœur des Bauges.

Quelques pèlerinages d’ecclésiastiques nostalgiques vers les ruines du couvent ont bien lieu au cours du XIXème siècle 148 . Mais il n’existe alors pas de volonté de conservation de la part de qui que ce soit. Le bâtiment est modifié par la famille qui l’a acquis au fur et à mesure des besoins : il sert de bâtiment d’habitation et de bâtiment agricole. En 1968 encore, d’importants travaux sont effectués pour moderniser certaines pièces. Des voûtes sont détruites, d’anciennes portes de chêne remplacées par du contreplaqué. Les plafonds sont refaits.

C’est seulement à partir des années 1980 que quelques érudits locaux s’intéressent vraiment à ce bâtiment. Une petite équipe commence à se réunir en 1986 autour de Louis Brun, maire du Châtelard et conseiller général du canton, féru d’histoire locale. D’abord informel, ce groupe devient l’Association pour la Sauvegarde de la Chartreuse d’Aillon, qui œuvre pour faire connaître le monument et le faire restaurer. Le bâtiment, mis en vente par la famille qui ne peut plus en assurer l’entretien, est racheté par la Communauté de Communes du pays des Bauges en 1990. Les premiers travaux de mise hors d’eau sont effectués immédiatement, car il y a urgence. En janvier 1994, le bâtiment est inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques.

Les protagonistes de l’opération

Quatre partenaires s’engagent dans l’opération de mise en valeur de la chartreuse :

- La Communauté de Communes du pays des Bauges : Celle-ci regroupe les 14 communes des Bauges « traditionnelles ». Le rachat du bâtiment par cette collectivité a sans doute été impulsé par Louis Brun, président-fondateur de l’association pour la sauvegarde de la Chartreuse d’Aillon, qui est un élu influent dans le canton. En 1990, les élus des Bauges ont commencé à réfléchir à la création d’un PNR, et il est probable que nombre d’entre eux pensent que ce bâtiment pourra être utilisé dans le cadre du Parc naturel régional. La Communauté de Communes elle-même n’a pas vraiment de projets vis-à-vis de ce bâtiment. Son acquisition est surtout motivée par le fait d’amener dans le domaine public un bâtiment qui paraît important dans l’histoire du massif. Soumise depuis le début des années 2000 à de grandes difficultés financières, cette collectivité ne souhaite pas s’investir dans le projet et laisse aux autres partenaires le soin de réfléchir au devenir du bâtiment, à la condition expresse qu’il en soit fait un usage économiquement rentable. Certains de ses élus contestent d’ailleurs le fait qu’une part importante du budget soit consacrée à la chartreuse.

- La commune d’Aillon-le-Jeune : Le monument est situé sur son territoire. Cette commune a joué la carte du développement touristique dès les années 60, avec la création de la station de ski du village, suivie, en 1980, du stade de neige de Margériaz. Mais le manque d’enneigement de ces dernières années a fragilisé sa situation. Les élus voient dans ce bâtiment un moyen de donner un intérêt patrimonial et culturel au village et de compenser ainsi la baisse d’attractivité de la station. Il est à noter que le maire d’Aillon-le-Jeune, est aussi le conseiller général du canton 149 et le président du Parc. Il a milité dans l’association pour la sauvegarde de la chartreuse quasiment depuis sa création. Étant donné l’implication de ces différentes institutions dans le projet de valorisation, il n’en faut pas plus pour que cet élu soit soupçonné par certains d’utiliser ses multiples « casquettes » pour favoriser sa commune.

- Le Parc naturel régional : Le Parc a été impliqué avant même sa création dans le projet de restauration de ce bâtiment, puisque la chartreuse est mentionnée à plusieurs reprises dans sa charte. Le Parc en fait son monument-phare en matière de patrimoine culturel, l'érigeant assez rapidement en lieu symbolique du patrimoine du massif. La charte stipule que la chartreuse doit devenir une des « maisons du Parc », consacré « à l'influence de l'économie monastique sur le développement du massif, les paysages » et au « patrimoine culturel et religieux » 150 . Le concept des « maisons » est assez en vogue dans les PNR, et on les trouve dans nombre d’entre eux (Maison de la montagne à Burdigne, dans le PNR du Pilat, Maison de l’eau à Pont-en-Royan, dans le PNR du Vercors). Ces lieux d’accueil du public installés à différents endroits du territoire du Parc sont consacrés à un thème important de ce dernier. Par la suite, il a été décidé de faire de la chartreuse un centre d’interprétation renvoyant au patrimoine rural de l’ensemble du territoire.

- L’Association pour la Sauvegarde de la Chartreuse d’Aillon (ASCA) : Fondée par Louis Brun - maire du Châtelard durant de nombreuses années, un temps conseiller général, et érudit local - à la fin des années 1980, l'ASCA est aujourd’hui dirigée essentiellement par des néo-ruraux, parmi lesquels nombre de retraités férus d’histoire locale. Quant à ses adhérents, beaucoup habitent la périphérie du massif ou les villes environnantes. Les membres de l’association voient dans la chartreuse un élément majeur du patrimoine de la vallée des Bauges, parce qu’elle est un des seuls témoignages de son passé monastique. Il faut préciser que nombre d’entre eux et notamment son président actuel sont aussi des chrétiens pratiquants, connus en tant que tels. Leur attachement à la chartreuse plonge donc ses racines dans une admiration profonde pour l’aventure spirituelle des moines et un sentiment teinté d’affectivité à leur égard. Les membres de l’association veulent avant tout conserver le bâtiment comme témoin de l’histoire monastique du massif. Leur président souhaite même qu’y soit aménagée une chapelle, ou du moins une salle dédiée au recueillement, afin que le lieu « retrouve sa vocation initiale ».

Si ces quatre partenaires s’accordent sur le principe de la sauvegarde et de la valorisation de la chartreuse - c’est le seul monument historique inscrit du cœur des Bauges et le seul témoignage de l’important passé monastique du massif dans cette zone puisque les ruines de Bellevaux ont totalement disparues -, ils n’ont pas vraiment la même idée de ce que signifie ce bâtiment, et cela apparaît nettement dans la manière dont sont conduits les travaux de restauration. La Communauté de Communes et la commune d’Aillon sont relativement effacées dans le débat, la première ne s’engageant dans le projet qu’à contrecœur et la seconde espérant surtout attirer à terme des touristes. Les membres de l’association et les chargés de mission du Parc consacrent beaucoup plus d'énergie à ce projet. Or, le bâtiment ne revêt de toute évidence pas le même sens pour les membres de ces deux groupes, ce qui a parfois donné lieu à des tensions, plus ou moins exprimées.

Les membres de l’association voudraient qu’à terme, le bâtiment soit le plus proche possible de ce que pouvait être une chartreuse au XVIIème siècle, époque qui constitue pour eux le temps de sa splendeur, de son âge d’or. Leur vision de l’histoire les amène à négliger la période contemporaine pour s’intéresser à un passé plus lointain. Pour eux, toutes les transformations survenues après la Révolution manquent de légitimité par rapport à ce qui demeure leur référence : la chartreuse telle qu’elle était du temps de la présence des moines. Il s’agit donc tout simplement d’y remédier. Le bâtiment doit devenir un lieu d’évocation de la vie et de l’œuvre des moines, et l’atmosphère de méditation propre à l’endroit doit être préservée, notamment avec le projet de chapelle.

‘« - Je suis ouvert aux… aux orientations que d'autres peuvent proposer. Je veux dire, je suis pas buté là-dessus. A part les choses de fond, de fond vraiment, mais ça, à part… Comme mon histoire de maintenir la présence religieuse dans le site, j'ai pas rencontré de… Par contre là, j'ai été brutal. J'ai dit : "ça, moi, c'est un oukase".’ ‘- Question : Et ça, justement, tu crois pas que ça risque de poser problème, au temps de la séparation de l'Église et de l'État… ’ ‘- Oui, j'y ai pensé, mais rien n'obligera… Elle ne sera pas… Je veux dire, on va pas y faire la messe. Ni imposer aux gens qu'ils viennent visiter. On va leur dire : tiens, c'était un monastère, il y avait aussi une chapelle là-dedans, tiens voilà. Y'avait une boulangerie, voilà. Y'avait un truc, voilà. C'est tout. Tout à fait neutre. Je n'impose rien. Mais l'autre chose que j'ai enfin obtenue et ça c'était encore plus mon impératif, c'est la porte-fenêtre et le balcon qui sautent, il y a le porche, et au-dessus une niche avec la vierge de la chartreuse. C'est un monastère, tu vas pas… Quand tu vas faire visiter une gare, tu présentes une gare, quand tu vas faire visiter un monastère, tu présentes un monastère. Tu vois la correrie de la grande chartreuse, tu n'es pas forcément religieux ni catholique ni rien, et tu as tous les signes de ce que c'est. » ’ ‘(Président de l’ASCA) ’

L’intention contenue dans ces propos est claire : pour mon interlocuteur, le bâtiment demeure pour toujours un monastère, et les transformations subies apparaissent comme des déviances par rapport à ce qui demeure l’identité du lieu.

Ces positions heurtent parfois celles du Parc, dont le but premier est la réussite du centre d’interprétation, quitte, pour cela, à modifier le bâtiment en prenant quelques libertés avec son agencement d’origine. Les chargés de mission du Parc tiennent absolument à ce que le futur lieu d’accueil ne soit pas perçu comme un musée. Connaissant les appréhensions de la population vis-à-vis de la « mise sous cloche », ils tiennent à l’emploi du terme « centre d’interprétation » et insistent sur les différences qui séparent les deux concepts. Le centre d’interprétation, expliquent-ils, ne présente pas de collections. Il fait appel aux sens et aux émotions pour présenter quelques grands thèmes au visiteur, le laissant libre de les découvrir à sa guise et de construire sa propre interprétation.

Par ailleurs, si le choix d’installer la Maison du patrimoine dans la chartreuse est révélateur de l’importance accordée à l’aventure monastique au sein de l’histoire du massif, le projet du Parc n’est pas de consacrer la maison du patrimoine au thème des chartreux et de leur rôle dans les Bauges. Il s’agit au contraire de renvoyer le visiteur au patrimoine de l’ensemble du massif, tout en donnant de ce dernier une image actuelle et dynamique.

‘ « Il n’apparaît pas souhaitable de concevoir dans la chartreuse un simple « musée rural » au sens d’une collection d’objets de la vie d’autrefois : cette approche serait en effet très passéiste : « mise sous cloche » du patrimoine qui apparaîtrait comme quelque chose de figé et disparu quelque-part dans le passé. Au contraire, dans la démarche « Parc », le patrimoine n’est pas quelque-chose de figé à un moment donné dans le temps (…). En délivrant ce message, un « centre d’interprétation donnera aux visiteurs (qu’ils soient Baujus ou extérieurs au massif) l’image dynamique d’un massif bien vivant. » 151

Par conséquent, pour le Parc, ce sont avant tout le présent et l’avenir du bâtiment qui comptent. Il est donc possible de prendre quelques libertés avec son passé, pour les besoins du futur centre. Le projet de valorisation est dès lors le fruit d’un compromis qui ne satisfait pas tout le monde. Il suscite notamment des réserves du côté des membres de l'association qui lui reprochent son manque d'intérêt pour l'histoire du lieu :

‘« - Enfin bon, le Parc, ouais bon, le Parc, moi je vois pas ce qu'ils viennent faire là-dedans. Ça c'était à l'association à gérer, à se débrouiller. Voyez, moi, personnellement, je suis un peu réticent. ’ ‘- Question : Le projet…’ ‘- Parce que le projet il est parfaitement… parler du patrimoine, c'est très bien… mais moi je pense qu'on aurait pu faire quelque chose en s'inspirant de l'histoire de la chartreuse. Bon on a déjà, quand même, bon le fondateur d'Aillon, Saint Humbert, c'était une personnalité, y'a absolument rien sur lui. Donc faire des recherches, tout ça. Moi je pense que c'est là qu'il fallait…’ ‘- Question : Vous voudriez que ça soit plus axé vraiment sur l'histoire de la chartreuse…’ ‘- Oui, et d'ailleurs, tous les… tous les… Bon ben on est quand même rentrés, depuis qu'on est là, en contact avec les moines de la chartreuse, et tout le monde nous dit : vous avez quand même une histoire fantastique ici, il faut quand même ancrer ça là- dessus. » ’ ‘(membre de l’ASCA)’

Notes
145.

La commune d'Aillon sera scindée en 1863 donnant naissance à Aillon-le-Jeune et Aillon-le-Vieux.

146.

L’albergement était une forme d’acensement. Il s'agissait d'un contrat par lequel un propriétaire cède un bien définitivement mais sous condition d'une redevance annuelle en produits agricoles mais aussi en journées de travail.

147.

CHAIZE, Jacques, 1998, Les maîtres de forges en Bauges, Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, Chambéry.

148.

Cf ANONYME, 1834, Voyage aux ruines de la chartreuse d'Aillon, Annecy, texte disponible auprès du « groupe patrimoine » de la communauté de communes.

149.

Son mandat de conseiller général a pris fin en mars 2004.

150.

Charte constitutive du PNRMB, Charte d'objectif, p 72.

151.

Extrait de Note sur l’utilisation de la Chartreuse d’Aillon par le PNR du massif des Bauges, document non daté distribué aux participants d'une réunion sur le sujet, probablement à la fin des années 1990.