Le mythe du moine bâtisseur

Ce qui ne pourrait être que le résultat accidentel des multiples négociations qui ont jalonné les travaux de restauration se trouve pourtant, d’une certaine manière, confirmé par le discours qui accompagne ces derniers, et qui opère lui aussi une véritable mise à l’écart de la communauté paysanne dans la mémoire locale. La lecture de la presse régionale de l’époque des travaux, conservée dans les revues de presse du Parc et de l’association, mais aussi chez plusieurs particuliers d’Aillon, est révélatrice de l’ambiance dans laquelle se déroule la remise en valeur de la chartreuse.

Si les historiens s’accordent sur le fait que les moines ont joué un rôle important dans le développement économique du massif, notamment avec l’implantation de la métallurgie, le discours véhiculé par les différents groupes oeuvrant pour la restauration de la chartreuse va jusqu’à faire d’eux d’une certaine manière les pères fondateurs de l’ensemble de la vie sociale du massif du point de vue économique, mais aussi moral et spirituel.

Il faut noter que le thème du moine bâtisseur est un élément important de la mémoire collective en Savoie. L’empreinte de moines est partout évoquée lorsque l’on interroge les personnes âgées sur le passé du territoire. Nombreux sont les éléments du paysage qui leur sont rattachés : le chemin des moines, la pierre des moines, le pont des moines. Les moines prennent un peu la suite des Romains dans l’œuvre de construction, eux-mêmes fréquemment évoqués avec le thème des « voies romaines ». Ils sont les blancs, opposés en Bauges aux noirs, les Sarrasins. Les différents acteurs de la restauration ancrent leur discours dans ce fond légendaire.

« Restaurer l’âme des Bauges » titre ainsi le Dauphiné libéré fin 1994 152 , qui explique que les moines ont « façonn[é] pour des siècles l’industrie et l’agriculture du massif ». Le ton de l’article est typique du thème repris par l’ensemble des médias  : les moines auraient entièrement organisé l’exploitation agricole de la contrée, et notamment des alpages, pour le bonheur de tous. « En 1178, des moines de Saint-Pierre-de-Chartreuse s’implantèrent là. C’est alors un massif enclavé, hostile, où viennent certainement se réfugier les bandes de brigands qui rançonnent les vallées. Les moines vont " moraliser " la région, s’y développer, y introduire le travail industriel, grâce au bois de chauffe et à l’énergie des torrents, y organiser l’agriculture. " En jouant, de plus, un rôle primordial de ciment social " , précise (...) le conseiller général des Bauges ». Cet article, qui comporte par ailleurs une erreur 153 , s’éloigne visiblement des connaissances historiques pour développer le thème du massif « enclavé » et « hostile », voué au désordre et à la violence, que les moines sont venus pacifier, et « moraliser ». Quelques semaines plus tard, l’auteur publie un second article à l’occasion de la visite de Michel Barnier, alors président du Conseil Général de Savoie, aux ruines de la chartreuse, et explique que la restauration du bâtiment est une manière de « renouer avec les racines de la spécificité baujue ». « Les Baujus veulent faire renaître de ses cendres l’emplacement qui a accueilli ceux qui ont donné vie au massif… Juste reconnaissance » 154 .

Dans la même veine, on trouve dans La Savoie du 14 mai 1999 « Les chartreux d’Aillon ont été les artisans du développement de cette partie des Bauges. Défrichements, exploitation agricole, construction de routes, de bâtiments, industrie de la forge, leur travail au cours des siècles a été considérable ». Le thème des moines bâtisseurs n’est pas nouveau. Il est même souvent repris dans des ouvrages des érudits locaux. Pierre Bouvet, un ancien berger auteur en 1990 d’un mémoire intitulé Bergers et alpages dans les Bauges écrit ainsi :

‘ « Les moines donc, de ces contrées sauvages à leur arrivée, firent des régions riches. Mais que de travail ! Ils durent débroussailler, tailler, drainer, engraisser, "essarter", lutter contre la forêt qui ne reculait qu’à coup de hache ; œuvre harassante s’il en est et que seuls les moines et leur règle stricte pouvait perpétuer ( surtout les cisterciens de Tamié). »’

La restauration de la chartreuse prend donc la forme d’un hommage rendu aux moines, « grands ancêtres » de la contrée. Ils auraient défriché les alpages et amené leur savoir-faire en matière de fromage, organisant l'agriculture, ce dont les paysans locaux auraient bénéficié. Ces derniers auraient tiré de grands profits de l’arrivée des moines, profits dont ils ne se seraient pas toujours montrés suffisamment reconnaissants, notamment lorsque les couvents furent pillés au moment de la Révolution.

Mais cette version des faits est contestée par les historiens.

Tout d’abord, les articles de journaux et documents du Parc n’hésitent pas à attribuer aux moines le développement de l’ensemble du massif, et notamment l’organisation d’une économie de montagne fondée en grande partie sur la pratique de l’alpagisme. Or, si les effets de la présence des moines sur leur commune d’implantation et sur les alentours est indéniable, il semble quelque peu exagéré de considérer que leur influence s’étendait au massif entier. Les historiens rappellent que rien ne permet de l'affirmer. Céline, néo-rurale d'Aillon-le-Jeune auteur d’un mémoire de maîtrise d’histoire puis d’un mémoire de DESS sur la chartreuse exprime ses réserves quant au rôle prêté à la chartreuse par les responsables du projet :

‘ « La dernière réunion qu’on a eu [avec le PNR], c’est pareil, dans ce que [la chargée de mission patrimoine culturel rural] nous a remis […], en historique, j’ai juste survolé, mais on a encore mis que la chartreuse avait permis tout le développement économique des Bauges. C’est fou, c’est fou. Elle a permis uniquement le développement économique de la Combe de Lourdens et du village d’Aillon, avec des retombées sur la Combe de Savoie. Moi pour le moment, dans mes recherches, c’est tout ce que j’ai vu.. »’

En fait, la vision du passé qui attribue aux moines l’organisation économique d’une contrée auparavant livrée au désordre et à la violence est ancienne et prend sa source dans l’historiographie locale. Comme dans toutes les régions françaises, ce furent d’abord des ecclésiastiques – personnages instruits et disposant de temps libre - qui se chargèrent, en Bauges, au XIXème siècle d’écrire l’histoire du pays. Ceux-ci, notamment l’abbé Morand 155 au XIXème siècle, exaltèrent évidemment le rôle des communautés monastiques, décrivant sous un jour idyllique leurs rapports avec les communautés paysannes. Par ailleurs, les premières sources écrites mentionnant l’existence des alpages datent le plus souvent de la période monastique. Il était donc tentant d’attribuer aux moines le défrichement de ces terres d’altitude. Par la suite, nombre d’historiens leur emboîtèrent le pas sans vérifier réellement ces informations à la source.

Pourtant, des travaux historiques récents viennent mettre quelque peu à mal cette vision des choses. En fait, il semble que la quasi totalité des alpages étaient exploités avant l’arrivée des moines. L'historien Fabrice Mouthon, dans un article très éclairant, s’appuie sur une analyse sémantique des termes utilisés dans les actes de fondation des monastères pour désigner les espaces montagnards donnés aux moines, et conclut qu’ « il s’agissait toujours de pâturages d’altitude, parfois encore boisés, mais déjà aménagés par l’homme. ». Il ajoute un peu plus loin « Cela veut dire que ces pâturages d’altitude existaient déjà lorsque les moines en prirent le contrôle et qu’ils n’en furent donc pas les créateurs » 156 .

Non seulement les moines n’ont pas défriché les alpages, mais leur acquisition de ces derniers s’est souvent traduite par la disparition du droit de jouissance que les communautés paysannes exerçaient jusqu’alors. En effet, Cisterciens et Chartreux, contrairement à d’autres ordres comme les Bénédictins, souhaitaient, pour se conformer à leur règle, exploiter la montagne en faire-valoir direct. Mais les paysans avaient souvent des droits d’usage immémoriaux sur ces pâtures, droits concédés par les seigneurs laïcs et parfois sauvegardés dans les chartes de donation. Les moines n’hésitèrent pas à exclure de leur « désert » les paysans, et furent parfois aidés par un mandement de l’évêque 157 . Dans le cas d’Aillon, les moines qui venaient en 1255 de recevoir d’un seigneur l’alpe de Rossane obtinrent des hommes du village du Cimeteret qu’ils renoncent à leurs droits sur cette montagne 158 . L’arrivée des moines priva ainsi les communautés paysannes d’une source importante de revenus. Cette situation devait bien sûr engendrer de nombreux conflits, parfois violents 159 , les uns et les autres tentant de s’approprier de force les alpages.

Les moines ne se résolurent qu’à partir du XIVème ou du XVème siècle à pratiquer l’albergement, c’est-à-dire le faire-valoir indirect, laissant des villageois exploiter des fermes, ou « grangeries » de leur territoire, en échange de taxes en nature et en argent, et de journées de travail. La consultation des archives de la chartreuse et notamment de ses livres de comptes ne laisse pas de doute sur la lourdeur du tribut demandé aux paysans candidats à la gestion d’une ferme : en plus d’une somme d’argent, à payer en deux fois, au printemps et à la Saint Michel, à laquelle s’ajoute une quantité substantielle de froment, de seigle, d’orge, de beurre et de fromage, les grangers doivent chaque année par exemple 24 journées d’hommes, 12 journées de bœufs et 25 journées de mulets destinées notamment à aider les religieux dans leurs fabriques de fer 160 . Ils doivent aussi aider par temps de neige à ouvrir le col de la Scia, principale voie de communication vers la vallée de l’Isère. Les interdictions qui leur sont faites sont nombreuses, parmi lesquelles celle, notamment, de couper du bois, dont les chartreux ont grand besoin pour alimenter les hauts-fourneaux. On peut donc comprendre que la présence des moines n’ait pas forcément été vécue par les paysans comme une chance, et que leur départ ait aussi pu représenter un soulagement.

Si l’histoire officielle prétend que les villageois regrettèrent « leurs » moines, il est aisé de se rendre compte, à la lecture des différentes sources à notre disposition, que la communauté était divisée sur ce sujet. Ainsi, lorsque les moines eurent pris le chemin de l’exil, certains habitants, catholiques fervents, tentèrent de sauvegarder les biens de la chartreuse qu’ils considéreraient comme sacrés. Un certain nombre d’éléments ont été mis à l’abri et sont parfois restés cachés pendant près de deux siècles, comme le sceau de la chartreuse. Celui-ci, conservé par une famille baujue a récemment été retrouvé par l’Association pour la sauvegarde de la chartreuse. Lors de la création de la commune d’Aillon-le-Jeune et de l’édification d’une nouvelle paroisse, le portail de la chartreuse a été transporté pierre à pierre pour former la façade de l’église. Une chanson en patois qui m’a été rapportée par les plus âgés évoque cet épisode et nomme les familles ayant participé. Mais tous n’avaient pas le même respect pour les reliques de la chartreuse. La Révolution comptait aussi ses partisans à Aillon, et il est assez probable que les lourdes charges, sous forme de tailles et de corvées que les Chartreux faisaient peser sur leurs grangers aient pu faire apparaître leur départ comme une délivrance. Trois habitants d’Aillon acceptèrent dès 1794 de détruire les clochers du monastère contre rémunération de la municipalité. 161 La chartreuse entière a d’ailleurs été démantelée dans les années qui ont suivi son évacuation. Elle a servi de carrière de pierres aux habitants des environs. De toute évidence, on comptait dans le village des blancs et des rouges, catholiques et anticléricaux, et les familles conservent aujourd’hui de ce point de vue une forte réputation. L’image idéale et consensuelle de la communauté monastique vivant en harmonie avec des villageois unanimes semble elle aussi quelque peu réductrice.

Enfin, le discours présentant les moines comme étant à l’origine du développement économique et culturel du massif laisse entendre de façon plus ou moins explicite que les communautés paysannes sont impuissantes à aménager et à transformer seules le territoire sur lequel elles vivent, et qu’elles ont besoin d’une institution possédant les compétences nécessaires pour les y aider.

Un encart dans un numéro du Courrier Savoyard inutilité « Des monuments qui ont fait l'histoire » s'inscrit tout à fait dans cette veine :

‘ « On ne peut s'empêcher d'évoquer l'un de ces monuments qui ont une histoire extraordinaire et qui ont été à l'origine de la transformation, non seulement d'un lieu, mais de l'esprit même de ses habitants. Ceux qui organisent cette modification avec des moyens modernes sont les héritiers directs des chartreux qui s'installèrent sur le site d'Aillon-le-Jeune vers 1178… » 162

La charte du Parc mentionne quant à elle :

‘ « (...) le développement économique du massif a pu démarrer très précocement (dès le XIème siècle) grâce à l'impulsion des communautés religieuses qui se sont installées en Bauges à cette époque (exploitation des alpages et de la forêt pour la métallurgie) (...). 163  »’

On trouve aussi dans un document rédigé par le Parc pour présenter le projet de centre d’interprétation du patrimoine cette étonnante sentence 164  :

‘ « C’est aussi un lieu hautement symbolique sur le Parc : les moines de la chartreuse ont contribué au Moyen-Âge à façonner les paysages de la Combe de Lourdens et plus largement du Massif et à organiser économiquement le territoire, à structurer des réseaux d’échange. En bref, un rôle de développement local qui est aussi celui du Parc. » 165

L’ensemble de ces propos pourraient à eux seuls expliquer le peu d’intérêt que la population actuelle de la Combe de Lourdens et notamment les familles des agriculteurs qui exploitent les anciennes grangeries manifeste pour la chartreuse et pour les projets la concernant. Même si ces derniers n’ont pas fait de recherche historique leur permettant de contester la présentation des faits opérée par les différents partenaires de la restauration, il était cependant peu probable qu’ils adhèrent avec enthousiasme à un discours sur le passé véhiculant une vision tout de même légèrement condescendante de la paysannerie, incapable d’innovation et devant tout développement à des organismes extérieurs : monastères, Parcs naturels régionaux…

Notes
152.

Le Dauphiné Libéré, édition Savoie, 15 septembre 1994.

153.

Les moines venus s’implanter dans le massif, s’ils étaient bien des chartreux, ne venaient pas du monastère de la Grande Chartreuse, à Saint Pierre de Chartreuse, mais de la chartreuse de Meyriat, aux confins de la Bresse et du Bugey. Voir à ce sujet le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, Paris, [1912-...]

154.

Le Dauphiné Libéré, édition Savoie, 30 octobre 1994.

155.

MORAND, Abbé Laurent, 1978, Les Bauges, histoire et documents, vol 1, Seigneurs et nobles laïcs, vol 2, Seigneurs ecclésiastiques et vol 3, Peuple et clergé, réédition Laffitte reprints, Marseille, (première édition Chambéry, 1889-1890-1891).

156.

MOUTHON, Fabrice, 2001, « Moines et paysans sur les alpages de Savoie (XIè-XIIIè siècles) : mythe et réalité », in Cahiers d'histoire, tome 46, n° 1, pp. 09-25, p 16.

157.

Comme ce fut le cas pour l’Alpe de Bovinant, à Saint Pierre de Chartreuse en 1133, cf MOUTHON F., « Moines et paysans... ».

158.

MORAND Laurent, « Aillon » dans Les Bauges, Histoire et documents, tome 2, Seigneurs ecclésiastiques, charte n° 128, pp. 512-513.

159.

MOUTHON, Fabrice, 2001, « Le règlement des conflits d’alpage dans les Alpes occidentales (XIIIè-XVIè siècle) », in Le règlement des conflits au Moyen-Age. Actes du XXXIè congrès de la SHMESP (Angers, 2000), Paris, Publications de la Sorbonne, pp. 259-279.

160.

Chiffres donnés pour la grangerie de Saint Blaise en 1788, Archives Départementales de Savoie, 43 F 279.

161.

Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, Paris, [1912-...].

162.

Le courrier savoyard, n° 1630, Annecy, 22 janvier 1993.

163.

Charte constitutive du PNRMB, Charte d'objectif, 1996, p 59.

164.

Document daté d'octobre 1997.

165.

Apparemment, cette comparaison du rôle du PNR à celui des moines n’est pas tout à fait isolée. Yves Gorgeu, dans son article « Le difficile dialogue des Parcs naturels régionaux avec les mouvement de développement local » cite un des premiers chargés de mission des Parcs : « Les parcs devaient être pour la société du XXème siècle ce que les monastères avaient été au Moyen-Age, des lieux d’organisation de l’espace et de la société, des lieux d’étude et de paix, d’invention de nouveaux modèles, des lieux civilisateurs », in : DEFFONTAINES, Jean-Pierre, et PROD’HOMME, Jean-Pierre, 2001, Territoires et acteurs du développement local, de nouveaux lieux de démocratie, La Tour d'Aigues, l’Aube, p 106.