Un projet qui ne fait pas l’unanimité dans la « vallée des Bauges »

Ces différents éléments expliquent sans doute le manque de passion éprouvé par les familles des agriculteurs de la combe de Lourdens pour le projet. A l’exception des anciennes institutrices, par ailleurs chrétiennes, qui sont un peu les intellectuelles locales, aucun membre de ce groupe social ne semble s’être réellement engagé dans l’ASCA au delà de la simple adhésion. Quasiment tous s’intéressent pourtant de près ou de loin à l’histoire des moines, et ils possèdent généralement quelques livres sur le sujet. Mais la restauration semble se dérouler dans la plus totale indifférence. Elle n’est pas un sujet de conversation « porteur ». Les Aillonais de souche continuent d'ailleurs souvent à appeler la chartreuse « le couvent » ou « chez Boyer » du nom de l'ancien propriétaire des lieux. Tout juste glisse-t-on que « ça a bien changé » et que « ça fait drôle » de voir le bâtiment sans ses volets.

La seule personne issue de la population agricole qui s’exprime abondamment sur le sujet est la veuve de l’ancien propriétaire des lieux, Madame Boyer. Celle-ci, originaire de l’Aveyron, a rencontré son mari lors d’une formation agricole dans les années 70. Elle a vécu plusieurs années dans la chartreuse après son mariage. La famille Boyer était une famille influente à Aillon, traditionnellement engagée en politique du côté des conservateurs et qui a compté plusieurs maires. Le mari de Madame Boyer est décédé récemment, quelques années seulement après avoir vendu les restes de la chartreuse. Elle est attachée de manière très affective à ce bâtiment. Pour elle, si la famille a vendu, c’est justement parce qu’elle ne pouvait plus en assurer l’entretien et qu’elle tenait à ce que le monument soit conservé. Echaudée par les critiques à l’égard de sa belle-famille, elle attaque vertement la manière dont ont été menés les travaux de restauration.

‘ « Ça fait mal au cœur de vendre ce bâtiment, parce que c’est vrai que c’était un peu… c’était la maison familiale. Ça fait drôle, hein, de plus y aller, de voir que ça a changé…Ça a changé, ils sont… Ça a changé, et puis ça a changé, on pensait pas que ça prenne une tournure comme ça, au départ. Mais bon, ça c’est l’évolution de… On pensait pas qu’ils fassent des liserés autour des portes et des fenêtres, oui, ça ben disons que c’est spécial au Parc, ça je pense (rires) ».’

Elle met aussi en exergue les maladresses et contradictions du discours. Commentant l’article de La Savoie cité plus haut et qu’elle a conservé, elle explique à propos de la cheminée dans laquelle a été aménagé un passage :

‘ « C’était pas très joli, c’est vrai, mais ça avait permis qu’ils aient des toilettes, et des sanitaires, et puis une salle de bain, quoi. Et puis voilà. C’est vrai bon, qu’il y a eu un article de journal qui nous a pas trop fait plaisir, parce que bon ils ont été prendre la photo, et ils ont dit que les propriétaires n’avaient jamais… jamais pensé à la richesse des vieilles pierres, à la richesse des vieilles pierres. Ils y ont pensé, mais chacun suivant leurs besoins. Alors moi je pensais qu’ils allaient refaire cette cheminée, mais je suis déçue, parce qu’au lieu de refaire cette cheminée, ils ont agrandi le trou. Ils en ont fait un passage. Et je suis vraiment déçue. C’est vraiment décevant. Parce que… y’a plein de choses comme ça »’

Plusieurs disputes violentes l’ont opposé au président de l’ASCA, auquel elle a déclaré en public « Vous n’êtes pas d’ici et vous ne nous avez jamais demandé notre avis ». Le « nous » de cette phrase peut se comprendre comme désignant la famille des anciens propriétaires, ou plus largement, les habitants d’Aillon.

Mais elle fait figure d’exception, car les familles d’agriculteurs d'Aillon ne critiquent pas ouvertement les travaux de restauration. Sans doute se sentent-ils peu légitimes pour émettre un avis face aux architectes des bâtiments de France, aux chargés de mission du Parc, aux membres des différentes institutions culturelles qui se sont penchés sur ce dossier, face enfin, à toutes ces personnes ayant fait des études supérieures que Madame Boyer appelle ironiquement « les cerveaux musclés ».

Les critiques frontales proviennent plutôt des néo-ruraux et plus particulièrement de ceux qui ont fait des études. Ainsi, à Aillon, Céline, que j'ai évoquée plus haut, forte de sa maîtrise du sujet, n'hésite pas à me donner son avis sur la question :

‘ « Tu vois, moi par exemple, qu’on ait enlevé le balcon, ça m’a choquée. En tant qu’historienne, pour moi, c’était enlever une… un élément de l’histoire de la chartreuse. Qui était pas celle des moines mais qui était celle d’une famille qui a quand même tenu ce bâtiment pendant 100 ans. Donc elle a le droit de laisser sa trace, tu vois, moi je trouve. »’

Cette jeune femme constate le manque d’intérêt de la population locale. Pour elle, l’association n’a jamais vraiment tenté de sensibiliser les habitants :

‘ « Et puis après j’ai été au bureau de l’association, et la première chose que j’ai demandé, c’est une baisse des cotisations, de façon à pouvoir sensibiliser davantage, il me semblait que c’était un moyen pour que les gens des Bauges adhèrent à l’association. Mais j’ai jamais eu gain de cause. J’ai reproposé plusieurs fois, mais… On n’est pas d’accord avec [le président] là-dessus. Lui il pense que les gens des Bauges s’y intéressent pas et qu’il y a rien à faire. […]. Et moi, je pense qu’on n’a jamais fait ce qu’il fallait et que c’était à nous de faire la démarche. » ’

Son témoignage est corroboré par celui d’autres membres de l’association :

‘ « Moi, à mon sens, je les trouve un peu tenus à l'écart, les gens. Voyez, maintenant que c'est fait, je disais, maintenant que les choses commencent à être en place, on pourrait un jour les inviter un peu officiellement, un peu au moment où c'est en train de se mettre en place, quoi. »’ ‘ (Membre de l’ASCA)’ ‘ « A l’époque, j’avais voulus participer à l’association de sauvegarde de la Chartreuse d’Aillon, mais c’était net et précis qu’ils voulaient pas qu’on s’en occupe. Ils renouvelaient leurs CA sans les participants. Ils tenaient vraiment pas à ce que les gens s’y intéressent. » ’ ‘ (Néo-rurale)’

Céline constate aussi les réticences d’une large partie de la population du massif et les commente :

‘ « Moi je trouve que cette maison, elle pourrait… maintenant qu’on a mis autant de sous dedans, envers et contre la population, parce que les gens étaient pas forcément… étaient pas d’accord. Bon d’un autre côté, ç’aurait été dommage que le seul bâtiment ancien des Bauges tombe en ruines, c’est des sous… Ça les gens… Ça c’est un truc qui est très mal vécu parce que les gens pensent que tous les sous… Que les 6 millions qu’on a mis dessus ils pouvaient servir à autre chose dans les Bauges. Et à tort. Parce que ç’aurait été sur du patrimoine. Bon, à part LE [mot fortement souligné par l’intonation] million de la Communauté de Communes. Certes ça fait défaut, mais bon, ça c’est pareil, c’est quelque chose qui a été imposé, forcément… Bon alors maintenant, je me dis ben faut pas qu’ils se plantent. Les 6 millions, il doit y avoir des retombées économiques sur le massif. C’est impératif. On peut pas se permettre d’avoir mis 6 millions dans un bâtiment comme ça sans que les gens d’ici s’y retrouvent ou culturellement ou économiquement. Je trouve c’est la moindre des corrections.»’

Et en effet, la polémique ne se limite pas à Aillon-le-Jeune. Les opérations de restauration de la chartreuse font aussi l’objet de critiques de la part des habitants de l’ensemble de la vallée des Bauges. Une bonne partie de la population reproche tout d’abord aux institutions de consacrer trop d’argent et de moyens à ce projet. Cela donne lieu à de nombreux débats, qui ont trouvé place à plusieurs reprises dans le journal local d’information Vivre en Bauges. Dans le numéro de l’été 2000, le délégué de Lescheraines à la Communauté de communes 167 , qui représente l'opposition de gauche au conseiller général du canton et président du Parc, publie un article intitulé « réflexions d’un élu et citoyen des Bauges » 168 , dans lequel il explique avoir refusé de voter le budget de cette collectivité, à cause de la part trop importante accordée à la rénovation de la chartreuse. Les arguments qu’il emploie me paraissent intéressants à étudier, car ils reflètent bien ceux que j’ai retrouvés dans les conversations et chez la plupart des personnes interrogées. Ayant calculé que la somme allouée à la rénovation du bâtiment représentait 52 % du budget d’investissement de la communauté de communes, il s’appuie sur deux points pour refuser cette dépense.

- D’une part, le bâtiment est situé sur la commune d’Aillon-le-Jeune, qui profitera à l’avenir de cet investissement, alors que pour d’autres communes éloignées, l’espoir de retombées économiques est plus que faible. « Qu’en pensent par exemple les habitants de Sainte Reine qui financent un bâtiment situé à près de 30 km de chez eux ? », écrit l'auteur. La commune devrait donc prendre part au financement. Derrière cet argument, on retrouve l’accusation sous-jacente visant le maire d’Aillon, conseiller général du canton et président du Parc : celui-ci profiterait de son influence pour favoriser sa commune en faisant financer les investissements de cette dernière par toute la vallée des Bauges.

- D’autre part, poursuit l’auteur « l’investissement a pris une telle ampleur qu’il se fera au détriment d’autres programmes qui à mon avis sont beaucoup plus urgents que la chartreuse ». Et de citer le local des Amis des Bauges, le local de la bibliothèque, celui de l’office du tourisme, de l’école de musique, l’absence d’équipements sportifs corrects sur le canton, avant de conclure : « Le canton des Bauges mérite-t-il que 52 % de son budget soit englouti dans la restauration de son patrimoine aussi prestigieux soit-il ? N’aurait-on pas oublié que la vie et la richesse d’un pays sont aussi ses habitants, sa jeunesse, des activités économiques, agricoles, touristiques, sportives… ? »

L’argument du coût de l’opération est intéressant à étudier. En effet, le fait que la dépense soit jugée exorbitante par nombre d’habitants montre surtout que la rénovation de la chartreuse n’est pas une priorité pour eux. La dépense n’est en réalité pas aussi élevée que ne le suggère l'auteur de l'article. Le président de l’ASCA lui répond d’ailleurs dans le numéro suivant de Vivre en Bauges. Il précise que la restauration de la chartreuse est très largement financée par des subventions européennes qui ont été attribuées spécialement pour le projet de préservation et de mise en valeur et qui ne pourraient de toute façon pas être dévolues à un autre usage. La Communauté de communes ne finance en réalité « que » 20 % du projet et doit, si tout fonctionne normalement, être remboursée par le prix de la location qu’acquitteront le PNR et la commune pour bénéficier d’une partie de la chartreuse. La chartreuse n’enlève donc pas à d’autres projets le prix de sa sauvegarde.

Mais là encore, les phrases de notre élu ont une signification sous-jacente. Elles traduisent d’abord un certain sentiment de délaissement qu’éprouve une partie de la population locale, qui a l’impression que les élus se soucient peu de ses problèmes et de ses aspirations, notamment en matière d’équipements sportifs et culturels (terrain de foot, salle de spectacles). Ces personnes regrettent, comme le souligne bien l'auteur, que l’on consacre autant d’argent à un bâtiment ancien, destiné avant tout à accueillir des touristes, plutôt que de s’occuper de ce que vivent aujourd’hui les habitants du territoire. Selon elles, trop de moyens sont consacrés à préserver le passé et pas assez à préparer l'avenir. Le choix de développement qui est effectué ici ne leur paraît pas le bon, et nous y reviendrons.

Ensuite, la chartreuse est qualifiée de patrimoine « prestigieux », et derrière ce terme, on peut saisir une forme de rancœur. En effet, le choix de la chartreuse comme étant le patrimoine à sauvegarder, quitte à y consacrer d’énormes investissements, est loin d’être neutre.

Notes
167.

Il fait partie de la famille Dusserre; une de ces familles traditionnellement politisées évoquées plus haut. Il a depuis été élu conseiller général lors des élections de 2004, battant le candidat soutenu par le conseiller général sortant, qui est le président du Parc.

168.

Voir article complet en annexe.