Patrimoine prestigieux versus patrimoine rural ?

Les partenaires du projet répètent à l’envie que le monument est « unique en Bauges », qu’il est le seul monument historique du « cœur du massif ». Ceci dit, il existe au sein du Parc des Bauges d’autres monuments historiques, et notamment, en matière d’histoire monastique, l'abbaye de Tamié , monastère très bien conservé qui attire chaque année des milliers de visiteurs. Mais cette abbaye est assez éloignée du cœur des Bauges, et le problème touche ici visiblement à la définition de l'entité Bauges.

Par ailleurs, si la chartreuse est effectivement le seul monument historique, son inscription, obtenue tardivement en 1994 alors que les travaux de rénovation étaient en cours, a sans doute été demandée pour appuyer les demandes de subvention du projet. Le monument a fait l’objet d’un processus récent de désignation, pour reprendre un terme de Michel Rautenberg 169 , visant à le distinguer au sein des éléments éventuellement patrimonialisables du massif.

Pourquoi dès lors vouloir à tout prix patrimonialiser le bâtiment restant d’un monastère, alors que le pays possède bien d’autres éléments bâtis susceptibles de devenir emblématiques ? Des éléments du patrimoine agricole, comme les grangettes 170 , qui composent un paysage de carte postale en Bauges-devant, ou du patrimoine industriel, comme l’atelier de mécanique de la Compote, auraient tout aussi bien pu faire l’objet d’un programme ambitieux de sauvegarde et de valorisation. L’atelier de mécanique a notamment fait l’objet d’une étude ethnographique en vue d’une valorisation muséographique, et pourrait être un bon point de départ pour mettre en avant l’activité industrielle du massif, mais aussi la vie d’un village traditionnel 171 .

Le Parc s’intéresse certes aux grangettes, et provoque régulièrement une réunion sur le sujet, mais celles-ci n’ont pour l’instant débouché sur rien de concret. Si l’on prend en compte les actions menées et l'investissement financier, on se rend compte que la chartreuse est devenue le dossier-phare en matière de patrimoine du massif. Tandis que les grangettes tombent en ruine et que le toit de l’atelier de mécanique commence à donner des signes de faiblesse, elle bénéficie de toutes les attentions. La chargée de mission « patrimoine culturel rural » du Parc y consacre une part considérable de son temps. Son recrutement, en novembre 2001, s’est d’ailleurs largement joué sur sa capacité à gérer cet épineux dossier. Quant au pourcentage du budget d’investissement de la Communauté de communes dédié au projet chartreuse, il s’élevait en 2002 non plus à 52%, mais à 82 % du total 172 .

Avoir désigné la chartreuse comme étant le monument le mieux à même de représenter le massif est révélateur de l’image que l’on veut donner de ce dernier. La chartreuse bénéficie de tous les attributs du patrimoine traditionnel, de type monument historique. Il s’agit d’un bâtiment relativement ancien, puisque construit au XVIIème siècle, en pierres de taille. Il se situe du côté de l’histoire « noble », les moines ayant été les seigneurs du lieu. Il a été construit par un ordre monastique ancien et réputé. La culture qu’il représente est légitime, consacrée de longue date par les monuments historiques, qui, tout en ayant oublié un temps Aillon, avaient reconnu d'autres monastères du même type comme dignes d'être conservés.

Or, pour certains élus, ce monument semble être le seul assez prestigieux pour représenter dignement le massif. Évidemment, grangettes et atelier de mécanique ne bénéficient pas d’autant d’atouts. Bâtiments rustiques, en bois, bricolés et réparés sans cesse au cours du temps, leur histoire n’est accessible qu’au travers des témoignages oraux des personnes âgées. Il s’agit, pour le coup, de bâtiments construits par la population locale, renvoyant à l’ancienne civilisation paysanne. Les Baujus âgés peuvent en dire l'histoire. Mais ce patrimoine n'attire pas de gros investissements de la part des aménageurs. Cette situation est peut-être due en partie à la difficulté de mobiliser les nombreux partenaires nécessaires à ce type de projet 173 . Mais nous avons vu que la restauration de la chartreuse était elle aussi loin d'être simple.

De l’autre côté, nombreux sont ceux, parmi les habitants, qui paraissent se sentir mal à l’aise par rapport à l’image que renvoie d’eux la chartreuse. Elle symbolise selon eux un patrimoine quelque peu élitiste, qui n’est pas celui de tous, comme l’exprime un « parti-revenu » :

‘ « Je pense qu’elle [la chartreuse] a une importance historique indéniable. Simplement, c’est vrai que l’héritage des ordres monastiques est très très important sur la culture paysanne locale. Mais bon, c’est une société rurale qui a appris à se façonner après, et il faut pas réduire le patrimoine bauju à la présence des ordres monastiques. C’est un vrai problème, ça. Ça c’est carrément scandaleux, quoi. Et donc… je trouve que c’est bien d’avoir… Enfin j’essaie de parler de ça calmement. Bon, c’est bien d’avoir sauvegardé. Je trouve qu’il y avait un travail intéressant à faire sur la présence des moines dans le massif des Bauges, et des trois ordres. Mais… Mais récupérer, disons, le patrimoine paysan pour l’enfermer dans ce lieu là, je trouve que c’est pas… On se rendra très vite compte… Donc déjà les gens s’y reconnaissent pas. »’

Le projet de restauration tel qu'il est mené se situe donc à bien des égards en décalage avec les attentes de la population. D'une part, il heurte la sensibilité des familles d'agriculteurs locaux en les dessaisissant de manière quelque-peu brutale du dernier bâtiment de la chartreuse. Et d'autre part, en mettant l'accent sur l'histoire monastique du massif ou plus exactement sur le mythe des moines bâtisseurs, il se place en rupture avec les représentations du territoire qui sont celles de ses habitants. En tout cas, il ne paraît pas à même d'apporter des réponses à leurs interrogations concernant l'avenir du massif.

Notes
169.

RAUTENBERG, Michel, 2003, La rupture patrimoniale, A la croisée.

170.

Petites granges de bois situées au milieu des prés en Bauges Devant et qui servaient à entreposer le foin loin des villages où l’on craignait les incendies.

171.

CATTIN, Sylvie et SOMM, Chantal, 1998, L’atelier de mécanique de la Compote, PNRMB.

172.

Chiffre tiré du Lien, Journal d’information de la communauté de communes du pays des Bauges, n° 1, septembre 2002.

173.

Voir à ce sujet SOMM, Chantal, « Interrogations autour de projets en souffrance », La Lettre de l'ARA n° 52, 1er semestre 2004, pp. 38-40.