Produit « de terroir »

"L'authentique est à la mode", constate Denis Chevallier 175 . Et en effet, il suffit de regarder les rayons des supermarchés pour s'en apercevoir : on n'a jamais autant vendu de "produits de terroir", fabriqués si l'on en croit leurs distributeurs selon des méthodes ancestrales dans un lieu bien précis. Les principaux arguments des publicitaires sont désormais la continuité, le respect de la tradition - "cela s'est toujours fait ainsi" -, et le lien étroit du produit avec son lieu de production, sa « traçabilité ». On peut ainsi entendre telle marque de volaille vanter chaque jour son respect de la tradition sur les ondes des radios. Telle chaîne de supermarché crée une gamme de produits intitulée « reflets de France ». Le « packaging » évolue de façon évidente : pour ces produits « à l’ancienne », on imite les emballages d’autrefois et leurs matières désuètes. Il devient fréquent de trouver sur la boite une petite explication sur la provenance du produit et son histoire. Et les consommateurs sont demandeurs, de plus en plus disposés, en ces temps de crises alimentaires marqués par l’affaire de la « vache folle », à payer plus cher pour avoir des garanties quant à l’origine du produit et à son procédé de fabrication.

Mais cette demande en matière de sécurité sanitaire est loin d’expliquer à elle seule l’engouement pour ces produits. Celui-ci est aussi suscité par tout un imaginaire concernant les pays d’origine des aliments. Au sein du monde urbain, ces derniers sont perçus comme les ambassadeurs d’un monde rural traditionnel, dans lequel, imagine-t-on, subsiste un fort attachement au lieu et une importante transmission des pratiques ancestrales.

La notion de produit de terroir a été étudiée notamment par Laurence Bérard et Philippe Marchenay qui ont mis en évidence leur construction sociale. Ces derniers, écrivent-ils, sont « surinvestis et fortement manipulés » 176 . C'est-à-dire que leur rôle symbolique dépasse de très loin le domaine de l'alimentation.

Pour comprendre cela, il faut revenir sur la notion de terroir, qui est relativement spécifique à la France, et se trouve au fondement des Appellations d’Origine Contrôlées (AOC). Celles-ci existent sous leur forme actuelle depuis 1966, mais le dispositif a commencé à se mettre en place dès la fin du XIXème siècle. Elles consistent à lier à un produit le nom de la région dont il est originaire, et à préserver cette appellation. Pour en bénéficier, le produit doit être fabriqué selon les méthodes définies dans le cahier des charges et à l’intérieur d’une zone précisément délimitée. Concept polysémique, le terroir peut désigner le sol qui permet de cultiver la plante à l’origine du produit, en particulier dans le cas du vin, mais aussi le contexte humain et culturel qui permet l’élaboration de l’aliment.

On voit poindre là une forme de déterminisme qui lie de façon mystérieuse un territoire, des hommes et un produit. La nature du sol entrerait en résonance avec la culture locale pour aboutir à un produit original et inimitable. Le consommateur pourrait retrouver dans les aliments le « goût du terroir ». Ainsi, dans le cas de la tome, nous verrons que toute une construction rattache le fromage à l’herbe des hauts pâturages, et même parfois au calcaire des falaises baujues, et à la pratique de l’alpagisme. Cette notion de terroir entre en résonance avec certaines des thèses véhiculées dans les milieux du développement local. Ce qui se fait dans tel ou tel pays ne pourrait pas se faire ailleurs, car des données historiques et culturelles non-transposables sous-tendraient la structure sociale nécessaire à l’élaboration du produit. De là à penser que le lieu communiquerait aux hommes un caractère particulier, une identité, il n’y a qu’un pas, vite franchi 177 .

Pourtant, rappellent Laurence Bérard et Philippe Marchenay, même dans le cas du vin, certains chercheurs remettent en cause la part de la qualité du sol dans la réussite du produit 178 . L’élaboration d’un grand vin ne dépendrait pas tant de la qualité du terroir sur lequel la vigne est cultivée que du talent du viticulteur. Pourtant, il demeure en France relativement iconoclaste de prétendre que l’on pourrait produire, par exemple, un vin qui aurait toutes les caractéristiques du Bordeaux en Argentine.

Le produit de terroir se révèle un enjeu dans la construction du territoire, notamment pour les nouveaux territoire administratifs. Le produit contribue à la notoriété et à l’image du pays, et l’on ne compte plus les cas de relances opérées à grand renfort de communication qui correspondent à l’émergence d’un nouveau territoire 179  : la tome des Bauges est un bon exemple, puisque la demande d’AOC a été fortement soutenue par le tout nouveau Parc naturel régional. Mais on peut aussi citer la châtaigne d’Ardèche, dont la relance correspond à la création d’un PNR dit « des sucs et de la châtaigneraie ». Au-delà de la création territoriale, il s’agit bien sûr de « redonner corps à un nouveau groupement humain » 180 . Les ethnologues se sont intéressés, à des degrés divers, à ces opérations. Certains y ont même pris part 181 , mandatés par des groupements de producteurs, par des associations ou par l'INAO . Ce qui amène à s’interroger sur la position du chercheur : dans quelle mesure ethnologues et autres scientifiques, lorsqu'ils rentrent dans le jeu de la détermination du produit n'ont-ils pas tendance à imposer un point de vue sur la question, au détriment de celui d'autres acteurs ? D'autant plus qu'ils sont appelés à la rescousse en tant que scientifiques, porteurs d'un savoir académique, à qui l'on demande de démêler le vrai du faux, et que leur parole pèsera d'un poids tout particulier dans les débats. Nous allons voir à quelle point la commission d'experts de l'Institut National des Appellations d'Origine (INAO) a joué en Bauges un rôle prépondérant.

Notes
175.

CHEVALLIER, Denis, 2001, "Traditions en marches", in L'Alpe, hors série "Vercors en questions", Grenoble, été 2001, pp. 68- 71.

176.

BERARD, L., et MARCHENAY, P., « Lieux, temps et preuves... », p 153.

177.

Voir « Première partie : regards critiques sur de nouveaux territoires : idéal-type, artefact et mythes », et notamment : Marcelpoil, Emmanuelle, et Perret, Jacques, « Chapitre 1 : le poids conceptuel des districts industriels », in : Gerbaux, Françoise (sous la direction de), 1999, Utopie pour le territoire, cohérence ou complexité ?, La Tour d'Aigues, l’Aube.

178.

Voir en particulier DION, Roger, 1990, Le paysage et la vigne, Essai de géographie historique, Paris, Payot.

179.

Pour les territoires à forte notoriété, c’est l’inverse qui se produit. Ainsi, le syndicat des producteurs de Bleu de Sassenage, ainsi nommé car la production fut longtemps livrée au seigneur de Sassenage, village situé au pied du Vercors, qui en assurait la commercialisation, a décidé de transformer l’appellation du produit en « bleu du Vercors » avec le passage à l’AOC, afin que le consommateur soit bien averti que le fromage était fabriqué en moyenne montagne, dans le site prestigieux du Vercors et de son Parc naturel régional.

180.

L’expression est tirée de Campagnes de tous nos désirs (ouvrage cité,) p 5. remarquons au passage son caractère légèrement ambigu avec l'emploi du préfixe « re », car si l’on admet que le groupement humain est « nouveau », il s’agit alors tout simplement de lui donner corps. Le mythe du retour à un autrefois perdu semble parfois influencer le langage des ethnologues, qui se rapproche alors de celui des développeurs - la charte du PNRMB proclame ainsi son ambition de « faire renaître l'identité du massif » .

181.

Voir par exemple MARTIN, Anne-Marie, MERMET, Jean-Claude, RIBET, Nadine, « L'invention du Mézenc » in Campagnes de tous nos désirs, pp. 45-57.